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La princesse de Montpensier, Lafayette

Bulletin officiel

A. Domaine d'étude « Littérature et langages de l'image »

Œuvres

- Madame de Lafayette, La Princesse de Montpensier, 1662 (édition au choix du professeur)

- Bertrand Tavernier, La Princesse de Montpensier, film français, 2010 (édition au choix du professeur).

Le programme de l'enseignement de littérature en classe terminale de la série littéraire (arrêté du 12 juillet 2011 publié au Bulletin officiel de l'éducation nationale spécial n° 8 du 13 octobre 2011) indique que le travail sur le domaine « Littérature et langages de l'image » doit « conduire les élèves vers l'étude précise des liens et des échanges qu'entretiennent des formes d'expression artistiques différentes ». L'inscription au programme de la nouvelle de Madame de Lafayette La Princesse de Montpensier (1662) et du film de Bertrand Tavernier (2010) met en jeu les relations entre littérature et langage cinématographique, ici envisagées sous l'angle de l'adaptation. La lecture croisée des deux œuvres, recourant aux outils d'analyse adéquats, permettra aux élèves de les apprécier « dans la double perspective de leur singularité et de leur intertextualité ».

Première œuvre publiée, anonymement, par Madame de Lafayette, La Princesse de Montpensier est aussi parmi les premières nouvelles françaises. Rompant avec l'invraisemblance des romans héroïques, l'auteur puise dans l'histoire de la fin du XVIe siècle la matière première de ce court récit qui met en scène, dans un style épuré proche de la chronique, des événements et des personnages le plus souvent réels. Mais tout en prenant appui sur une base historique soigneusement documentée, l'intrigue se déroule dans les marges de l'histoire, empruntant à « l'histoire particulière » des figures ou épisodes mal connus du passé que l'écriture romanesque recrée, développe, voire invente, afin de donner à voir une vérité moins historique que morale. À travers le destin tragique d'une jeune femme qui, déchirée entre son devoir et sa passion amoureuse, préfigure les grandes héroïnes raciniennes autant que La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette montre en effet le danger que représentent les passions dans un monde qui, strictement codifié par les règles de bienséance, condamne toute femme qui leur aurait sacrifié sa « vertu » et sa « prudence ».

Le film de Bertrand Tavernier s'attache « à respecter [les] passions que décrivait Madame de Lafayette, à suivre leur progression, mais aussi à mettre à nu ces émotions, en trouver le sens, les racines, la vérité profonde, charnelle » [1]. Il transpose ainsi doublement le langage de la nouvelle, puisque l'adaptation cinématographique se fonde sur une interprétation de la langue classique de Madame de Lafayette. Dans un double geste d'épure et d'amplification, le réalisateur libère le texte de son imprégnation janséniste et précieuse pour en développer les implicites et les non-dits. Le scénario s'écrit dans les blancs d'un récit dont il comble les ellipses pour restituer en pleine lumière une réalité historique et morale que l'esthétique classique édulcorait, et ainsi projeter le texte, par-delà les siècles, dans notre modernité. À travers le destin exemplaire de Marie de Montpensier, le film montre la vérité à la fois émotionnelle et charnelle de la passion qui, du XVIe au XXIe siècles, garde la même force de contestation de l'ordre établi. À l'insoumission de la jeune femme répond, dans l'adaptation cinématographique, celle du comte de Chabannes, personnage secondaire du récit dont l'itinéraire moral devient le fil conducteur du film où il incarne, en référence aux grands humanistes du XVIe siècle, la lutte contre l'ignorance et le fanatisme religieux. Le film de Bertrand Tavernier montre ainsi que, déliée des contraintes de la bienséance, la nouvelle de Mme de Lafayette est porteuse d'une réflexion très actuelle, mais qui prend sa source dans la Renaissance, sur l'aspiration légitime de l'individu à la liberté, face à toutes les formes de coercition sociale, morale ou idéologique.

Le professeur aura soin d'inscrire chacune des deux œuvres dans son contexte socioculturel et artistique spécifique, afin de favoriser leur dialogue mais aussi leur confrontation. Il veillera notamment à faire percevoir aux élèves l'importance que revêt la prise en compte de la réception de l'œuvre dans l'acte créateur.

Quelques ressources pour les professeurs

- Madame de Lafayette, Œuvres complètes (édition établie, présentée et annotée par Camille Esmein-Sarrazin), Paris, NRF, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 2014.

Sur Madame de Lafayette et La Princesse de Montpensier

- Cuénin Micheline (introduction et édition critique de), Histoire de la Princesse de Montpensier sous le règne de Charles IXe Roi de France et Histoire de la Comtesse de Tende, Genève, Librairie Droz, 1979.

- Goldsmith, Elizabeth, « Les lieux de l'histoire dans La Princesse de Montpensier », in XVIIe siècle, n°181, oct.-déc. 1993 : « Autour de Madame de Lafayette », pp.705-715.

- Giorgi, Giorgetto, « Forme narrative longue, forme narrative brève : le cas de Mme de Lafayette », in Littératures classiques, n°49, 2003, pp. 371-383.

- Virmaux, Odette, Les Héroïnes romanesques de Madame de Lafayette (La Princesse de Montpensier, La Princesse de Clèves, La Comtesse de Tende), Paris, Klincksieck, « Femmes en littérature », 1981.

- Dejean, Joan, « De Scudéry à Lafayette : la pratique et la politique de la collaboration littéraire dans la France du XVIIe siècle », in XVIIe siècle, n°181, op.cit., pp.673-685.

- Gérard-Chieusse, Sophie, Madame de Lafayette et la préciosité, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2001.

- Godenne, René, Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Droz, 1970.

- Grand, Nathalie, Le Roman au XVIIe siècle, Paris, Bréal, coll. « Amphi lettres », 2015.

- Zonza, Christian, La Nouvelle historique en France à l'âge classique (1657-1703), Paris, Honoré Champion, 2007.

Sur Bertrand Tavernier et La Princesse de Montpensier

- Tavernier, Bertrand, avant-propos de La Princesse de Montpensier (un film de Bertrand Tavernier suivi de la nouvelle de Madame de Lafayette), Paris, Flammarion, 2010.

Le Cinéma dans le sang (entretiens avec Noël Simsolo), Paris, Écriture, coll. « entretiens », 2011, et notamment les pages 146, 194-195, 259, 270, 275.

http://www.lexpress.fr/culture/cinema/bertrand-tavernier-raconte-le-tournage-de-la-princesse-de-montpensier_892297.html

- Morice, Jacques, une critique du film à lire sur http://www.telerama.fr/cinema/films/la-princesse-de-montpensier,410517.php

- Nuttens, Jean-Dominique, Bertrand Tavernier (Film après film, le parcours d'un cinéaste humaniste et en prise avec son temps), Rome, Gremese, 2009 (anthologie commentée de la filmographie de Tavernier jusqu'en 2009).

- Raspiengeas, Jean-Claude, Bertrand Tavernier, Paris, Flammarion, 2001.

Lecture intégrale de l'oeuvre

Madame De LA FAYETTE– La Princesse De Montpensier (FR)

Le résumé de la nouvelle

Des rivalités familiales conduisent la très jeune Mlle de Mézières à épouser M. de Montpensier alors qu’un amour réciproque l’unit au duc de Guise. Retirée à Champigny, elle fait du comte de Chabanes, un ami de son mari, son confident; il parfait son éducation et, au bout d’un an, lui dit sa passion; elle répond par l’indifférence. Lorsque le duc d’Anjou et le duc de Guise, égarés dans la forêt, aperçoivent la jeune femme sur un bateau au milieu d’une rivière, puis séjournent à Champigny, l’amour renaît entre les deux anciens «amants». Le duc de Guise s’en cache au duc d’Anjou, lui-même séduit. Tous reviennent à la cour. Le duc de Guise avoue ses sentiments à Mme de Montpensier; elle connaît la jalousie; il renoncera pour elle à un haut mariage. Au cours d’un ballet, elle s’adresse au duc d’Anjou, croyant parler à son «amant». Furieux d’avoir Guise pour rival, Anjou le menace, pousse le roi contre lui. L’amour devenant trop visible, M. de Montpensier envoie son épouse à Champigny. Elle se confie à Chabanes, qui sert d’intermédiaire avec Guise et l’introduit dans le château; le mari survenant, Chabanes permet à Guise de s’enfuir et passe pour l’amant. Désespéré, il disparaît, et il sera, peu après, une victime innocente de la Saint-Barthélemy. Guise en aime déjà une autre. Mme de Montpensier meurt, incapable de «résister à la douleur d’avoir perdu l’estime de son mari, le cœur de son amant et le plus parfait ami qui fut jamais».

Interview de Tavernier

http://www.purepeople.com/article/interview-exclu-bertrand-tavernier-montpensier-cannes-projets-il-dit-tout_a75421/1

Oeuvre intégrale

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Les guerres de religion

La Reine Margot - Bande annonce

http://education.francetv.fr/matiere/temps-modernes/seconde/video/le-massacre-de-la-saint-barthelemy

 

Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l’amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres, et d’en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de Mézière, héritière très-considérable, et par ses grands biens, et par l’illustre maison d’Anjou, dont elle était descendue, était promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l’on a depuis appeléle Balafré. L’extrême jeunesse de cette grande héritière retardait son mariage, et cependant le duc de Guise, qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d’une grande beauté, en devint amoureux, et en fut aimé. Ils cachèrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise, qui n’avait pas encore autant d’ambition qu’il en a eu depuis, souhaitait ardemment de l’épouser ; mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de père, l’empêchait de se déclarer. Les choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu’avec envie l’élévation de celle de Guise, s’apercevant de l’avantage qu’elle recevrait de ce mariage, se résolut de le lui ôter et d’en profiter elle-même, en faisant épouser cette héritière au jeune prince de Montpensier. On travailla à l’exécution de ce dessein avec tant de succès, que les parents de mademoiselle de Mézière, contre les promesses qu’ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se résolurent de la donner en mariage à ce jeune prince. Toute la maison de Guise fut extrêmement surprise de ce procédé ; mais le duc en fut accablé de douleur, et l’intérêt de son amour lui fit recevoir ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment éclata bientôt, malgré les réprimandes du cardinal de Lorraine et du duc d’Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s’opiniâtrer à une chose qu’ils voyaient ne pouvoir empêcher ; et il s’emporta avec tant de violence, en présence même du jeune prince de Montpensier, qu’il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu’avec leur vie. Mademoiselle de Mézière, tourmentée par ses parents d’épouser ce prince, voyant d’ailleurs qu’elle ne pouvait épouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu’il était dangereux d’avoir pour beau-frère un homme qu’elle eût souhaité pour mari, se résolut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d’obstacle à son mariage. Elle épousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps après, l’emmena à Champigny, séjour ordinaire des princes de sa maison, pour l’ôter de Paris où apparemment tout l’effort de la guerre allait tomber. 
 

 

Les auteurs nous font-ils entrer dans l'oeuvre de la même manière? Diaporama

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 Rencontre avec un auteur insatiable.

"La princesse de Montpensier est l'un des premiers films de ma carrière - à l'exception peut-être de La fille de d'Artagnan et de Daddy nostalgie - dont je ne suis pas l'instigateur. Lorsque je suis arrivé sur le projet, il y avait déjà un script écrit par François-Olivier Rousseau. Avec Jean Cosmos, mon coscénariste, nous sommes toutefois revenus au texte original. La courte nouvelle de Madame de Lafayette, écrite au XVIIe siècle, raconte le parcours d'une jeune fille noble dans la France du XVIe, agitée par la guerre entre catholiques et protestants. La métamorphose de ce personnage non préparé aux événements qui vont s'imposer à elle me passionnait, tout comme la répercussion de ce changement sur son entourage. Il fallait alors retranscrire la complexité des comportements de chaque protagoniste dans une époque où les moeurs et les règles de vie étaient particulières. Pour cela, nous avons percé les mystères du texte pour en décrypter le langage. Un simple mot, a priori anodin, ouvrait ainsi des perspectives inouïes. Prenez cette phrase : "Marie, tourmentée par ses parents, dut se résoudre à accepter Philippe de Montpensier pour mari." Que nous dit-elle exactement ? Nous nous sommes tournés vers un historien qui nous apprend que l'adjectif "tourmenté" signifiait en réalité "torturé", laissant supposer que Marie a été battue à plusieurs reprises par son père. Il était impossible de ne pas le montrer. Le statut particulier d'une jeune fille noble, à l'époque, est comparable à celui d'une jeune fille issue d'une famille turque fondamentaliste aujourd'hui. Derrière le style très policé de Madame de Lafayette se cachait donc une immense brutalité. 

Dès le début du récit, on apprend également que le comte de Chabannes "abandonne la guerre". Le scénario original décrivait le personnage quittant le champ de bataille, annonçant à ses supérieurs ses intentions. Nous avons pensé qu'il serait plus intéressant de confronter le personnage à une violence extrême, propre à ébranler ses certitudes de soldat. Nous l'avons imaginé tuant une femme enceinte lors d'un combat. Un acte irréparable, qui était alors considéré comme un crime de guerre, au même titre que la destruction d'un four à pain et d'une charrue. L'exemple de la nuit de noces est également très intéressant. À l'époque, la première pénétration était publique afin de s'assurer que la jeune fille était bien vierge et que le jeune homme n'était pas impuissant. La famille et les proches attendaient donc dans la chambre que les amants sur le lit aient leur première relation sexuelle. Avouez que c'est une façon plutôt étrange de découvrir sa femme ou son époux ! En filmant cela, mes personnages acquièrent aux yeux du spectateur une dimension particulière. Celui-ci comprend mieux leur comportement. Dans certains cas, la réalité historique peut s'avérer terriblement romanesque. 

 

Donner de l'allure aux chevauchées

La condition sine qua non pour faire partie du casting était de savoir monter à cheval. J'ai donc éliminé d'emblée celles et ceux qui ne savaient pas ou ne voulaient pas apprendre. Je voulais que mes interprètes aient de la prestance. J'ai toujours aimé réaliser les scènes avec des chevaux. Dans le cinéma français, je suis frappé par la quasi-incapacité des metteurs en scène à les filmer. Ils choisissent des décors plats, où il est très facile d'évoluer. Dès La passion Béatrice, je me suis employé au contraire à trouver des terrains accidentés pour suggérer l'effort. C'est l'influence directe des longs métrages de Delmer Daves, d'Anthony Mann ou d'André de Toth... 

Pour rendre la course à cheval cinématographique, la caméra doit toujours être placée suffisamment bas pour donner un effet de grandeur. Je voulais également retrouver les séquences des vieux westerns dans lesquelles les personnages discutaient longuement à cheval. Pour ce faire, nous avons placé le Steadicamer sur une moto ou sur une petite voiture électrique. De cette façon, je pouvais obtenir des plans séquences où les cavaliers pouvaient évoluer librement dans le cadre. Cela apporte beaucoup de dynamisme. Tous les comédiens ont donc pris des cours d'équitation. Mis à part Lambert Wilson ou Raphaël Personnaz, aucun d'entre eux ne savait réellement monter à cheval. Mélanie Thierry a vraiment su dompter ses peurs. Je ne voulais pas utiliser de doublure, je cherchais à magnifier mes acteurs. 

 

Admirer ses interprètes

Avec mes interprètes, nous avons fait beaucoup de lectures individuelles ou en groupe. Nous parlions énormément, j'essayais de rendre leur personnage contemporain. Pour le duc de Guise, je disais à Gaspard Ulliel : "Pense à un caïd du 9-3, qui aime affronter des CRS, foncer en scooter..." Les costumes les ont également aidés à s'imprégner de leur rôle. Mon plus grand travail, finalement, a été de les admirer ! Ils ont, je crois, très bien senti mon amour. Sur le tournage, je les laissais bouger dans le décor et je les suivais avec ma caméra. Bien sûr, je leur demandais parfois de s'adapter, comme la fois où Mélanie s'est mise à tourner sans s'arrêter autour d'un pommier (rires). Avant de tourner, j'ai des idées sur la mise en scène mais rien n'est figé. Les repérages donnent une vue assez précise des choses, ensuite mes interprètes peuvent très bien tout bousculer. 

 Dès mon premier film, j'ai refusé de trop planifier. J'ai été marqué par certains films français des années 50, où je sentais que le cadre était imposé aux comédiens. J'adore au contraire La règle du jeu, de Jean Renoir, où la caméra bouge en fonction des acteurs. L'instabilité du cadre révèle l'instabilité des personnages. Après avoir vu L'appât,André de Toth m'a fait ce compliment : "On a l'impression que ce sont les protagonistes qui inventent le cadre !" Le rythme de La princesse de Montpensier a été directement dicté par le mouvement des interprètes et de la caméra, non par le montage. Au final, il compte six fois moins de plans que la moyenne actuelle des longs métrages. 

 

Encombrer au maximum le cadre

Le choix du Cinémascope s'est imposé dès le départ. Je savais que ça allait limiter la profondeur de champ et m'obliger à me rapprocher de mes comédiens, créant ainsi plus d'intimité. Il fallait également que l'on sente les couleurs des décors, des costumes... Ce format permet ça. Quand vous êtes en gros plan, le décor vit toujours, à l'inverse, en plan large, les personnages arrivent quand même à exister. La princesse de Montpensier est avant tout un film biologique, qui a été fait à l'ancienne, sans effets spéciaux ni étalonnage numérique. Les séquences de bataille sont ainsi 100 % bio ! Tout a été obtenu au moment du tournage. Cela peut apparaître passéiste, mais j'en ai marre de ces films entièrement fabriqués. C'est jubilatoire, au contraire, de trouver des solutions pour qu'à l'écran, quarante personnes en paraissent quatre cents ! Il faut jouer avec la fumée, le brouillard, les accidents de terrain... Sur ce tournage, j'avais l'impression d'être confronté aux mêmes problèmes que Samuel Fuller, quand la production lui enlevait à la dernière minute la moitié de ses figurants. Avec son décorateur, Anthony Mann avait, lui, utilisé un miroir pour agrandir l'espace et doubler le nombre de personne. C'est ça le cinéma ! J'ai tourné les batailles de La princesse... en seulement deux jours. Au moment des repérages, j'avais demandé un endroit avec une rivière, beaucoup d'arbustes et un terrain vallonné. En encombrant au maximum le cadre, je n'avais pas besoin de placer beaucoup d'acteurs dans le champ pour le remplir. 

Sur le plan esthétique, il fallait à tout prix éviter le côté reconstitution historique. C'est pourquoi j'ai refusé de me baser sur des peintures. Dans les tableaux, les personnes étaient spécialement habillées pour l'occasion. Le résultat ne reflétait pas la réalité. J'avais adoré pour cela La reine Margot, de Patrice Chéreau, où les héros étaient le plus souvent en chemises et non en tenues d'apparat. Essayer de singer des cérémonies d'époque est comparable à quelqu'un qui voudrait filmer des paysans dans les champs en se basant sur les photos de leur mariage ! C'est pourquoi, ici, personne ne porte de fraises, ces cols soi-disant caractéristiques du xvie. 

"Faire un film est une lutte"

Faire un film est toujours une lutte. Une fois le budget réuni - ce qui n'est jamais gagné -, il faut composer avec l'économie du film. Dans notre scénario, il y avait une scène qui montrait le premier contact de Marie de Montpensier avec la ville. Des brigands la rançonnaient aux portes de Paris. Elle voyait le comte de Chabannes se battre et découvrait alors la violence. Nous avons décidé de ne pas la tourner, faute de temps. À l'inverse, une contrainte économique peut s'avérer stimulante. Ainsi, nous avons choisi de filmer le bal depuis les coulisses. Lors de ce type de réceptions, les gens dormaient dans les couloirs, il y avait des chiens, des enfants, des jongleurs... Aussi, quand mon héroïne se retrouve au milieu de tout ça, elle est perdue, et l'on saisit mieux son trouble. Au final, cette séquence est plus expressive que si nous l'avions filmée au milieu des dorures de la salle de bal. Lorsque nous avons commencé à tourner, tout le monde - y compris moi - pensait que le film serait impossible à faire. Il a fallu se battre tous ensemble. J'ai l'impression de faire à chaque fois un premier long métrage."  

 

Scène de la rivière,quelles présentations, quels enjeux? : diaporama

Quelle vision de l’amour et des passions dans les deux œuvres au programme? Diaporama

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Avant propos du scénario par Tavernier

La scène du bal : le quiproquo

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Les dimensions tragiques de l'oeuvre

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Nicole Dufournaud, Rôles et pouvoirs des femmes au XVIe siècle dans la France de l'Ouest EHESS, Paris, 2007

Dans les années 1970, Joan Kelly posait la question : « Les femmes ont-elles connu une Renaissance ? ». L'historienne américaine y répondait par la négative. Revenir sur cette question, c'est chercher à comprendre l'évolution du statut des femmes. Grâce à une étude localisée sur un espace géographique relativement homogène, nous montrons en quoi les femmes ont compté dans la dynamique sociale et économique de la Renaissance et en quoi elles y ont gagné et perdu.

2La thèse se découpe en six chapitres. Les trois premiers examinent les femmes dans la sphère familiale et les situent dans le contexte social de l'époque. La première difficulté est d'identifier les femmes dans les archives. La question de l'identification féminine est révélateur du rapport à autrui. A la fin du XVIe siècle, le statut marital prévaut sur celui de l'héritière : l'évolution de la dénomination des femmes est un révélateur du renforcement de la communauté conjugale sur l'héritage lignager. La seconde préoccupation concerne les rapports entre les femmes et la terre. Le rôle des femmes dans le patrimoine foncier est visible au XVIe siècle. Les généalogies montrent que les femmes transfèrent les terres de leur lignée vers celle de leur époux : elles sont de véritables actrices au sein du marché de la terre et s'adaptent à l'évolution sociale selon leurs intérêts. Les femmes nobles qui ont une fonction sociale sur leurs terres, y perdent le plus : le statut de la terre influe sur la condition individuelle de la propriétaire du fief. Le rapport à la terre pose le problème du statut du couple dans la société. Nous abordons les droits d'hériter et la capacité juridique des femmes pour apprécier l'évolution de leur statut au cours du XVIe siècle. Le pouvoir lignager donne une place importante aux femmes : la Très ancienne Coutume de Bretagne autorise les femmes à agir civilement qu'elles soient célibataires, mariées ou veuves. Même si les femmes nobles paraissent privilégiées, les femmes roturières possèdent également des droits. Si l'apparition de la communauté conjugale est favorable aux hommes, nous constatons que les femmes ont su profiter des usages pour en tirer bénéfice : certaines d'entre elles ont trouvé une protection dans le droit contractuel. Les femmes ne sont pas complètement fragilisées et savent contourner les règles qui les défavorisent. Pour quelque temps encore, et malgré le travail des juristes du XVIe siècle, les femmes réussissent à préserver leurs droits et privilèges, et principalement les femmes du second ordre.

3Les trois derniers chapitres abordent les pouvoirs des femmes dans la sphère publique où les « hautes et puissantes » dames se rendent visibles ainsi que les marchandes ; enfin, le rôle monétaire des femmes d'officiers est abordé. Une approche historique oblige à s'intéresser en premier aux dames. L'ordre prévaut sur le sexe et les femmes nobles, seigneures de leur terre, dominent leurs vassaux, hommes et femmes. Leur autorité est reconnue et consentie : elles se font obéir. Les dames savent commander, se battre et protéger leur fief quand il est en danger ; elles usent de leurs pouvoirs judiciaires sur leurs sujets. Pendant les Guerres de religion, les femmes assument des responsabilités essentielles à la survie de leur parenté et à la conservation de leurs biens, d'autant que l'absence des hommes est longue, voire définitive. Le retour à l'ordre social, à la fin des guerres,  les oblige à se rendre plus discrètes. La catégorie des marchandes échappe à cette évolution. Celles-ci participent pleinement au nouvel élan économique au XVIIe siècle d'autant que les absences répétées des hommes semblent être un facteur d'indépendance des femmes. Une autre forme d'absence tient au fait que les hommes dédaignent certaines activités : le vide d'un secteur d'activités semble profiter aux femmes car elles s'engouffrent alors dans le secteur délaissé. Les rapports de pouvoirs entre les hommes et les femmes en sont changés : les hommes se tournent vers le milieu de l'office qui leur est réservé, pendant que les femmes ont en charge la gestion et l'argent de leur maison. Nous constatons un lien entre l'argent des femmes et la promotion sociale du mari : nous proposons quelques études de parcours féminins pour comprendre le mécanisme d'accaparement par les hommes des richesses apportées par les femmes.

4Au XVIe siècle, les femmes assument des responsabilités économiques, politiques et militaires renforcées par les Guerres de religion. A la fin des guerres, un nouvel ordre social s'installe, une régression sociale que semble appeler la conjoncture économique. Les femmes en sont les victimes toutes désignées. Certaines d'entre elles vont pourtant bénéficier encore d'une certaine liberté car la nouvelle société a besoin de main d'oeuvre qualifiée. Les femmes vont profiter du vide laissé par les hommes dans certains secteurs économiques. Mais cela contribuera à mieux les exclure de la vie économique plus tard.

 

éférence électronique

Nicole Dufournaud, « Nicole Dufournaud, Rôles et pouvoirs des femmes au XVIe siècle dans la France de l'Ouest », Genre & Histoire [En ligne], 1 | Automne 2007, mis en ligne le 20 novembre 2007, consulté le 24 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/208

La sexualité dans les traités sur le mariage en France, XVIe-XVIIe siècles par Maurice Daumas

Maurice DAUMAS Université de Pau et des pays de l’Adour UFR Lettres, Langues et Sciences Humaines Av.du Doyen Poplawski BP 1160 64013 Pau

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2004-1-page-7.html

Plan de l'article

    1. Les sources
    2. Nature et évolution des discours
  1. LE TRAITEMENT DE LA SEXUALITÉ
    1. Un discours de plus en plus général
    2. Les références scripturaires
    3. Quelques corrélations : la santé, l’enfant, la beauté
  2. DE L’USAGE DU MARIAGE
    1. Les fins du mariage et de la sexualité
    2. Quelques remarques générales
    3. Interdits et prescriptions
  3. LE PÉCHÉ ET LA GRÂCE
    1. L’incompatibilité traditionnelle de la chair et du salut
    2. La réponse du XVIIe siècle : la grâce
    3. La promotion du péché d’adultère
  4. LE NOUVEAU MODÈLE
    1. Sexualité et affection
    2. Le succès de la sexualité conjugale
    3. L’amélioration de l’image des femmes

Revue d’histoire moderne et contemporaine


Au XVIIIe siècle, saint Alphonse de Liguori écrit des paysans italiens qu’ils « ignorent la malice » de l’adultère [1][1] Jean DELUMEAU, L’aveu et le pardon. Les difficultés.... Mais dans les siècles précédents, dix-sept théologiens se sont interrogés, dans de gros traités en latin, sur la légitimité de la masturbation post-coïtale de la femme [2][2] Quatorze l’autorisaient, probablement parce qu’elle.... L’étude de la sexualité conjugale est donc confrontée à des réalités extrêmement différentes : des pratiques, des attitudes, des discours que le croisement des sources peut placer en porte-à-faux ou en contradiction, surtout si l’on cherche à reconstituer les comportements à partir des discours prescriptifs. Faut-il autoriser le devoir conjugal lorsque la femme est enceinte, et jusqu’à quel mois ? est une question abordée dans tous les ouvrages traitant de près ou de loin des péchés que l’on peut commettre en mariage. La réponse est positive, à condition que la grossesse ne soit pas trop avancée, car le coït risquerait de provoquer une « blessure », c’est-à-dire un avortement. La correspondance échangée entre un pieux gentilhomme dauphinois et sa femme au XVIe siècle montre que ni les époux ni leur entourage ne se posaient cette question : ils « ignorent la malice » qu’il peut y avoir à s’accoupler lorsque la femme est enceinte [3][3] Gaspar de SAILLANS, Premier livre de Gaspar de Saillans.... Un tel comportement est d’autant plus naturel qu’il est impensable, dans la culture du temps, qu’un homme marié demeure continent plus de quelques jours – et il ne peut l’être que pour des raisons de force majeure (voyage, maladie).

2

Le sujet de cette étude n’est pas la doctrine et moins encore la pratique de la sexualité conjugale, mais sa représentation sociale, telle qu’on peut en brosser le tableau à partir des traités sur le mariage. Les traités de médecine, les manuels de confesseur (du pénitentiel au traité des cas de conscience) sont des ouvrages relativement précis et détaillés. Malheureusement, ils ne traitent que de sexe, alors que la sexualité est un domaine qui dépasse le cadre du lit conjugal : au sens large auquel nous l’entendons, elle s’étend au moins à la sphère affective. Ce qui fait l’intérêt des traités sur le mariage, c’est que le discours sur le sexe, étant mêlé à d’autres considérations (sur les devoirs des époux, sur l’affection, sur la jalousie, sur l’enfant, sur la dévotion, sur la viduité… ), permet de cerner la représentation sociale de la sexualité.

3

On connaît les grandes lignes du contexte. Au cours des XVIe et XVIIe siècles se définit peu à peu une sexualité légitime, conjugale, en liaison avec la valorisation du mariage et la naissance de la famille moderne, à fondement affectif. Dans le même temps sont rejetées dans l’illégalité des pratiques sexuelles qui exprimaient à la fin du Moyen Âge les valeurs dominantes des jeunes adultes :

le concubinage, les pratiques infécondes, l’abondance des bâtards, la prostitution organisée, les viols collectifs, étaient quelques-uns des traits caractéristiques d’une société peu respectueuse de la femme et tolérante envers les désordres occasionnés par une sexualité dont les débordements ne se limitaient pas aux fêtes [4][4] Voir les travaux de Jacques ROSSIAUD, notamment La.... Mesurée à l’aune de la crise du mariage et de la dénonciation de son caractère « bourgeois » dans les années soixante-dix du XXesiècle, cette cristallisation de la société moderne sur la sexualité conjugale a pu être analysée comme un enfermement pour les intéressés et dénoncée comme le levier de la répression des sexualités marginales [5][5] Par Michel FOUCAULT, dans L’histoire de la sexualité..... C’est oublier que la valorisation du mariage s’est accompagnée de l’atténuation du discours et des pratiques misogynes, du développement de l’affection conjugale et d’un rééquilibrage des pouvoirs au sein du couple. C’est aux femmes et à l’ordre public qu’a profité l’évolution.

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LES DISCOURS SUR LA SEXUALITÉ

Les sources

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L’inquiétude du salut, la revalorisation du mariage et de la vie laïque, une attention plus grande portée aux humbles (femmes, enfants) expliquent la multiplication, à partir du XVIe siècle, des traités qui abordent le thème de la sexualité dans le cadre du mariage. L’analyse qui suit concerne les ouvrages regroupés sous l’appellation de « traités sur le mariage ». Quelques « Sommes des péchés » et quelques ouvrages de médecine ont servi à compléter ces sources (voir liste en annexe 1).

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Les « traités sur le mariage » sont des ouvrages ayant en commun d’exposer une doctrine du mariage : véritables traités de mariage (Érasme, Baduel, Caillet, Grenaille, Maillard, Chaussé… ), ouvrages sur l’éducation et la conduite des femmes (Champier, Vivès, Bouchet, Du Boscq, Joly… ), sur la manière de se conduire dévotement dans la vie mondaine (François de Sales, Clugny… ), de vivre chrétiennement en famille (Cordier, Cernay, Villethierry… ), de surmonter les problèmes rencontrés dans le mariage (Le Blanc, Courtin… ). Les traités d’origine profane dominent au XVIe siècle, et les traités religieux sont plus nombreux au siècle suivant. Toutefois, la distinction profane/religieux n’a pas grand sens au XVIe siècle : les humanistes et leurs émules (Érasme, Vivès, Baduel… ) tiennent des discours de clercs, tandis que certains traités profanes sont très influencés par les pénitentiels (Bouchet). Au XVIIe siècle, les grands traités de mariage sont écrits par des ecclésiastiques (surtout jésuites : Sanchez, Maillard, Cordier, Le Blanc).

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Le vrai clivage se situe entre la Renaissance et l’âge classique, et concerne l’orientation de ces ouvrages. Au XVIe siècle (et encore chez François de Sales), les traités sur le mariage sont centrés sur le lien conjugal et répondent aux questions suivantes : quelles sont les raisons de se marier ? avec qui se marier ? comment faire l’éducation de son épouse ? comment éviter de pécher ?… À partir des années 1630, ces ouvrages se transforment en traités sur la famille: comment vivre heureux en mariage, comment élever ses enfants, comment fonder une famille chrétienne, comment conduire son ménage… Le XVIe siècle était axé sur la défense du mariage et sur une conception méfiante et répressive des rapports entre les époux. Au XVIIe siècle, le reflux des positions augustiniennes sur la sexualité permet l’épanouissement du discours religieux, qui développe les thèmes de la grâce sacramentelle, de la sanctification du mariage, de l’affection conjugale, des devoirs parentaux et de la conduite de la famille chrétienne.

Nature et évolution des discours

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Dans ce contexte, il ne faut guère s’étonner si la sexualité au sens strict (sa pratique) occupe plus de place dans les traités sur le mariage du XVIe siècle que dans ceux de l’âge classique. La sexualité est au cœur du problème qui se pose à la fin du Moyen Âge, lorsque déferle l’angoisse du salut individuel :

celui-ci est-il compatible avec l’état de mariage ? comment concilier le salut avec l’impératif biblique de procréation ? Rares sont les auteurs qui ne pensent pas que le sexe demeure une occasion de péché au sein du mariage et que l’état de virginité (ou de continence à l’intérieur du mariage) lui est supérieur.

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Il est clair que les positions avancées de Martin Le Maistre au XVe siècle (et de Jean Mair au siècle suivant) n’ont pas infléchi la représentation sociale de la sexualité conjugale [6][6] Et elles n’ont pas encore pesé, à cette date, sur la.... Or le problème a été balayé au XVIIe siècle : la théorie sacramentaire, renforcée par le concile de Trente, insiste de plus en plus sur la grâce, qui ôte tout péché à l’acte conjugal, à condition d’en observer les règles.

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Avec la sanctification du mariage et la possibilité d’y atteindre l’état de perfection, le problème posé par la nature fondamentalement peccamineuse de la pratique sexuelle a perdu de son acuité. Il n’est plus nécessaire de mettre cette question en avant : la légitimité de la sexualité conjugale ne fait plus problème, bien au contraire, puisqu’elle est devenue une pièce essentielle du mariage chrétien. Seuls quelques auteurs pro-jansénistes poursuivent sur ce point un combat d’arrière-garde. D’autres raisons, plus générales, expliquent le silence des traités de mariage du XVIIe siècle sur la pratique de la sexualité (à l’exception de François de Sales et de Maillard – cf. Tableau en annexe 2, p. 35). Le contexte culturel (le renforcement des autocontraintes, le développement de l’instruction et le changement de goût en faveur d’un langage châtié) a profondément modifié les formes du discours : on traite de sexualité en termes moins clairs et les intéressés, aidés en cela par la pratique de la confession, saisissent mieux ce qu’il faut entendre. L’âge classique parle et se comprend à demi-mot.

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Ce silence sur la vie sexuelle (qui concerne peu ou prou toute la culture)

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n’est pas un silence sur la sexualité. Dans les traités du XVIe siècle, le discours sur la pratique sexuelle est la manière de penser les relations entre les sexes. Au XVIIe siècle, c’est le discours sur l’affection qui joue ce rôle : l’amour conjugal, son inflexion vers la tendresse, les dangers d’une trop grande affection entre les époux, les affres de la jalousie, comment vivre heureux avec son conjoint – tels sont les thèmes abordés, avec une nette inflexion vers un idéal nouveau, celui du bonheur conjugal [7][7] Bien sensible dans les titres : le moyen d’être heureux….... L’approche de la relation entre les sexes dans le mariage ne se fait plus sous l’angle de la sexualité, mais sous celui de l’affectivité. Bien entendu, l’immense intérêt dont le mariage est désormais l’objet amplifie tous les regards que l’on porte sur lui, y compris l’attention portée à la sexualité : dans le gros Dictionnaire des cas de consience de Jean-Baptiste Pontas ( 1741), le Devoir conjugal occupe 51 pages, contre 40 à la Communion et 46 au Baptême. Mais pour comprendre, par exemple, la position de l’Église, il faut aller au-delà des pénitentiels, des catéchismes, des manuels de casuistique et des ouvrages doctrinaux. Les traités sur le mariage, sur la famille, sur la conduite de la dévotion, destinés au public, sont plus complets et plus fins. Ils permettent de répondre à une interrogation moins étriquée sur la sexualité que celle qui s’enferme dans la pratique sexuelle.

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À côté des discours d’origine (ou de sensibilité) religieuse, il en existe de très profanes. Celui des médecins s’inspire des préceptes antiques et de la science traditionnelle. Souvent très précis, il est dominé par deux préoccupations : la santé et la procréation. Bien que défendant des valeurs différentes, ce discours rejoint celui des manuels de confesseur dans l’attention portée à la pratique sexuelle : les positions, le calendrier, les conséquences funestes du non-respect des règles… Enfin, il existe une morale sexuelle profane, dont on trouve la trace dans la littérature, les essais sur les mœurs, les lettres de conseil sur le mariage, etc. Misogyne et gamophobe, hantée par la menace du cocuage et la sauvegarde de l’honneur, elle s’emploie à faire passer le message suivant : ne pas user de sa femme comme d’une prostituée, ne pas s’épuiser à l’amour, éviter certaines positions parce qu’elles ne conviennent pas à la dignité masculine, etc.

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Bien sensible au XVIe siècle, cette morale se fait plus discrète au siècle suivant.

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On n’insistera pas ici sur la doctrine de l’Église en matière de pratiques sexuelles, bien exposée dans différents ouvrages [8][8] Jean-Louis FLANDRIN, L’Église et le contrôle des.... Décrire l’évolution de la représentation sociale de la sexualité nécessite un point de vue un peu plus général. Rappelons que la progressive sacralisation du mariage débute timidement au XIIe siècle et qu’elle correspond à un premier recul des thèses augustiniennes face à l’essor de celles d’Aristote [9][9] Voir Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre..... L’évêque d’Hippone voyait dans la concupiscence la marque du péché originel et dans l’acte de chair sa perpétuation. La représentation sociale du mariage intégra profondément cette vision pessimiste des choses. Elle connut son premier recul au XIIIe siècle, lorsque Thomas d’Aquin réhabilita le plaisir, que Dieu a placé au cœur de l’acte conjugal afin d’inciter les hommes à assurer la perpétuation de l’espèce. En dépit des apports de saint Bonaventure et, plus tard, de Denys le Chartreux, qui revalorisent l’amour dans les relations entre les époux, la sexualité conjugale demeure entièrement distincte de la relation affective. C’est cela, au fond, qui pérennise les thèses augustiniennes jusqu’en plein XVIIe siècle : le refus de l’amour conjugal – car l’amour et le sexe font trop bon ménage dans les relations interdites, c’est-à-dire extra-conjugales. Pourtant, du XVe au XVIIe siècle, tout un courant libéral (Le Maistre, Mair, Sanchez) sape en profondeur l’augustinisme, aidé en cela par la lutte contre les thèses de Luther et de Calvin. Sans l’influence de ce courant, pourtant minoritaire, la doctrine de la grâce sacramentelle n’aurait pu balayer la conception traditionnelle de la sexualité conjugale.

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Tous les aspects de la question ne peuvent être examinés dans le cadre de cet article : les problèmes des rapports qu’entretient la sexualité avec l’affection, l’enfant et la pathologie du mariage appartiennent à d’autres études [10][10] Voir les publications suivantes de Maurice DAUMAS :....

LE TRAITEMENT DE LA SEXUALITÉ

Un discours de plus en plus général

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Le XVIe siècle traite ouvertement de la sexualité conjugale, avec des titres de chapitre sans équivoques : « Avec quelle modestie et honesteté une femme mariée se doit comporter au lit nuptial » (Barbaro), « Comment la femme et l’homme se doibvent garder de trop user de leurs plaisances charnelles » (Champier), « Règles de l’usage de mariage » (Érasme), « Comment privement la femme traictera avec le mari » (Vivès). Au XVIIe siècle, seuls font de même François de Sales (« De l’honnêteté du lit nuptial ») et Maillard (« De l’usage du mariage »). Ces chapitres sont courts et ils ne représentent qu’une part infime de l’ouvrage ( 5% chez Maillard). Mais ils traitent en termes précis de leur sujet, surtout lorsqu’ils subissent l’influence des pénitentiels (Bouchet, Maillard). Les époux y apprendront le danger qu’ils courrent à faire l’amour le dimanche ou lorsque l’épouse est indisposée. À partir de 1640, il est illusoire de vouloir trouver des renseignements de ce type dans un traité sur le mariage. Tout se passe comme si la pratique de la sexualité relevait à présent de la direction de conscience et du confessionnal.

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Probablement n’est-il plus besoin, à cette époque, d’énoncer les règles générales : chacun sait, par exemple, que l’Église autorise l’usage du mariage lorsque la femme est enceinte ou indisposée. C’est sur les circonstances que l’on se penche désormais, mais cet intérêt est le fait d’une minorité : les casuistes et les dévots. Les traités de mariage n’abordent plus ces questions.

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Dans le domaine si sensible de la sexualité, les traités évitent tout vocabulaire technique. À l’exclusion du mot « devoir », hérité de saint Paul et massivement utilisé, les expressions qui désignent l’acte sexuel à l’intérieur du mariage connaissent à la fin du XVIe siècle une inflexion remarquable. Les traités ont d’abord utilisé un vocabulaire générique, valable pour n’importe quel acte sexuel : il est question d’« avoir affaire ensemble » ( 1526), de « copule charnelle » ( 1530), de « consommer », de « libidinosité » (non péjoratif; ne pas confondre avec la « lascivité libidineuse », en dehors du mariage; 1548), d’« habiter » ( 1573), de « l’œuvre de chair » ( 1584). Puis, le vocabulaire fait de l’acte sexuel un produit du mariage : « l’œuvre de mariage » ( 1580), « l’acte de mariage » ( 1599), le « commerce nuptial » ( 1609), « l’usage du mariage » ( 1643). Avec le « devoir conjugal », cette dernière expression domine dans la seconde moitié du XVIIesiècle. Au total, moins on parle de la sexualité, plus elle est associée à l’essence du mariage.

Les références scripturaires

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L’autorité doctrinale est incontournable : jamais la sexualité n’est abordée sous l’angle d’un débat de société. S’adressant à un public non spécialisé, les traités sur le mariage n’utilisent que les références antiques et scripturaires les plus connues. On invoque l’autorité d’Hésiode, d’Hérodote, d’Aristote, de Platon, de Plutarque… Parmi les Pères de l’Église, saint Augustin, saint Jean Chrysostome et saint Jérôme occupent une place importante. Thomas d’Aquin et saint Bonaventure sont également cités. L’Ancien Testament – dont le système de valeurs est à mille lieues de la doctrine paulinienne, puisqu’il ne condamne ni l’amour, ni le plaisir – est peu sollicité : outre la Genèse, on cite surtout le Livre de Tobie; François de Sales est seul ou presque à exploiter le trop séduisant Cantique des Cantiques. Le Nouveau Testament, qui n’accorde guère de place au lien conjugal, sinon pour marquer qu’il s’arrête aux portes du Ciel, n’est presque jamais cité, sinon sur le chapitre de l’adultère. La référence majeure, incontournable – mais non ininterprétable – des traités sur le mariage est bien entendu saint Paul.

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La teneur du message paulinien est résumée dans l’Épître aux Romains: « Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez » ( 8,13). L’essentiel des préceptes concernant la sexualité se trouve dans la Première épître aux Corinthiens, chapitre 7. Saint Paul y définit le devoir conjugal comme un comportement obéissant aux règles de réciprocité et d’égalité : « La femme ne dispose pas de son corps, mais le mari. Pareillement, le mari ne dispose pas de son corps, mais la femme » ( 7,4). Il conseille de ne se refuser que d’un commun accord et pour le temps de la prière, de peur que Satan n’en profite. La virginité, la viduité sont préférables à l’état de mariage, mais « mieux vaut se marier que de brûler » ( 7,9). Enfin, les traités sur le mariage éludent rarement ce précepte, si difficile à actualiser, qui découle de la croyance en la Parousie : « Le temps se fait court.

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Que désormais ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas » ( 7, 29). Ils citent également la Première épître aux Thessaloniciens (« Que vous vous absteniez d’impudicité, que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec sainteté et respect, sans se laisser emporter par la passion comme font les païens qui ne connaissent pas Dieu », 4,4-5), l’Épître aux Hébreux(« Que le mariage soit honoré de tous et le lit nuptial sans souillure. Car Dieu jugera les fornicateurs et les adultères » 13,4). À l’opinion sexiste de la Première épître à Timothée (« Ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite se rendit coupable de transgression. Néanmoins elle sera sauvée en devenant mère » 2,14), il faut ajouter les nombreux passages des écrits pauliniens qui étayent la domination du mari sur la femme. L’idéal d’égalité instauré par la réciprocité du devoir conjugal en sort relativisé.

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Les références scripturaires ne sont pas un facteur de rigidification des esprits : elles se manipulent aisément. Personne ne peut ignorer, par exemple, que le mariage a été institué au Paradis, « en état d’innocence »; mais cela ne suffit pas à le sanctifier au XVIe siècle, tant son usage, selon la tradition augustinienne, porte la marque du péché originel. Aucune référence scripturaire n’est à proprement parler incontournable. Voici comment le jésuite Maillard interprète la redoutable phrase de saint Paul (« Que désormais ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas »): « Ce que dit S. Paul se peut expliquer ou bien que les marys doivent tellement aimer leurs femmes qu’ils n’offensent Dieu pour leur complaire; ou bien qu’ils se doivent tellement servir du mariage, qu’ils sachent s’en abstenir en temps et lieu. » À la fin du XVIIe siècle, le sieur Chaussé tire argument des écrits de l’Apôtre pour conseiller aux maris d’aimer leur femmeafin d’être heureux dans le mariage – un objectif rien moins que paulinien !

Quelques corrélations : la santé, l’enfant, la beauté

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À la différence de ce qui se passe dans les ouvrages spécialisés, la sexualité est corrélée dans les traités de mariage à des thèmes et des préoccupations qui éclairent sa représentation sociale.

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La Renaissance aborde volontiers l’activité sexuelle en termes de santé. Comme les autres activités humaines, elle s’inscrit dans le cycle des saisons et dans la théorie des humeurs. Trop copuler rend froid et sec. Il faut préférer le printemps (chaud et humide) à l’automne. Les sanguins doivent en user plus que les flegmatiques et les vieillards doivent s’en abstenir. Si les femmes veulent conserver leur mari, qu’elles réfrènent leur concupiscence : pour conserver sa santé, il faut garder sa semence. Ces préceptes hérités de l’Antiquité ne subsistent plus, au XVIIe siècle, que dans les traités de médecine. Ils ont pourtant été utiles à Le Maistre, au XVe siècle, pour valoriser le plaisir – qui est utile, par exemple, pour éviter de tomber dans la mélancolie. Mais au XVIIesiècle, seuls les médecins peuvent raisonner ainsi. Car à l’âge classique, l’argument pertinent, sinon légitime, est toujours d’ordre affectif : les rapports conjugaux sont utiles, par exemple, pour « entretenir une mutuelle affection » (François de Sales).

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Par le biais de la procréation et de l’adultère, la sexualité paraît naturellement corrélée à l’enfant. Ce lien est étroit au XVIe siècle, comme on peut notamment le constater dans les traités des humanistes et des auteurs apparentés (Érasme, Vivès, Baduel). L’idée la plus répandue est que la transgression des règles (naturelles ou religieuses) de la procréation a des conséquences directes sur les enfants, qui naîtront morts ou mal formés. Inversement, il existe des recettes pour avoir de beaux et grands enfants. Ce couplage traditionnel entre l’acte de chair et la procréation s’affaiblit fortement au XVIIe siècle. En premier lieu, tout un courant conciliant (jésuites, salésiens… ), né au XVe siècle, a travaillé à détacher la sexualité de la procréation – on y reviendra. L’évolution sociale est allée dans le sens d’une diminution des naissances illégitimes et d’une édulcoration de la phobie du cocuage. La doctrine de la grâce attachée à la procréation et à l’éducation des enfants a contribué à apaiser le discours terroriste sur les dangers encourus par ceux qui procréaient en enfreignant les règles. Enfin, et surtout, on ne fait plus des enfants pour « avoir lignée », mais pour les élever : là où le XVIe siècle parlait de procréation, de lignée, de génération, il est question au XVIIe siècle d’élever les enfants, de les éduquer, de les instruire et de les marier.

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Dans la représentation sociale de l’enfant, la part de la sexualité (fécondation, grossesse, naissance… ) n’est plus aussi forte qu’auparavant : c’est une conception plus familiale qui prévaut désormais [11][11] Voir l’article sur les enfants cité dans la note ....

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L’attitude à l’égard de la beauté est l’un des thèmes les plus intéressants à examiner sous l’angle de la sexualité. Un tel sujet mériterait une étude approfondie.

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Dans les traités sur le mariage du XVIe siècle, la conception de la beauté obéit à deux traditions. L’opinion majoritaire, négative, dit qu’il faut se méfier des sens, donc ne pas s’arrêter à la beauté physique. L’argument est habituel dans les mises en garde contre l’amour et contre le mariage « avec les yeux ». Vers 1580, Étienne Pasquier l’exprime d’une façon originale : « Il n’y a femme si belle soit-elle qui ne soit indifferente à un homme quand ils ont couché ensemble un an, ny laideur modérée qui ne se rende aussi tolérable avec le temps ». L’autre opinion porte la marque de la philosophie antique revisitée par la Renaissance. Dans sa version utilitaire, elle récite Aristote (en résumé : il faut prendre une belle femme si l’on veut avoir de beaux enfants). Dans sa version plus élaborée, elle affirme que l’homme a été créé « beau et bon ». À la fin du XVIe siècle (Tillier, Minut, François de Sales) commence un basculement en faveur de la beauté, dans lequel les auteurs molinistes prennent toute leur part. Sous couvert de la restriction d’usage (la beauté du corps ne se compare pas à la beauté de l’âme, et il ne faut surtout pas fonder un mariage sur elle), les traités sur le mariage se livrent à une revalorisation sans précédent de la beauté physique. Dans la nouvelle économie du salut, la beauté devient un reflet de la grâce. La même année ( 1643) où le jésuite Le Moyne écrit que « la beauté du corps représente la Royauté de Jésus-Christ », son collègue Maillard y voit « un don de Dieu », ajoutant : « La beauté est un grand trésor, en une femme principalement. » À la fin du siècle, Chaussé estime que la beauté « donne un nouveau lustre à la vertu. Je dirai quelque chose de plus, c’est que dans un beau corps, il y loge ordinairement une belle âme. » Dans les traités sur le mariage du XVIIe siècle, la grâce (divine), la beauté (physique) et la tendresse (conjugale) forment une triade de valeurs montantes.

DE L’USAGE DU MARIAGE

Les fins du mariage et de la sexualité

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Les auteurs du XVIe siècle s’en tiennent en général aux trois « fins » traditionnelles du mariage : la génération, l’aide mutuelle, le remède à la concupiscence. Mais certains auteurs (les plus ouverts ou les moins soumis à la lettre de l’Écriture, tels Vivès et Baduel) font passer la « communion de vie » avant la procréation. C’est cette hiérarchie qu’adopte le concile de Trente [12][12] Le texte du chapitre du Catéchisme du concile de Trente..., et à sa suite la plupart des auteurs du XVIIe siècle à partir de François de Sales [13][13] Ce dernier hésita. La première version de l’« Avis.... Des trois « fins » du mariage, deux étaient en rapport direct avec la sexualité. Le nouvel ordre des valeurs les place après l’« assistance mutuelle » ou « l’union indissoluble des cœurs »: le XVIIe siècle est bien celui de la reconnaissance des fondements affectifs de la famille. Il est aussi celui de l’approfondissement de la réflexion sur la place du mariage dans la société chrétienne. Plutôt que de ses « fins », on préfère parler, conformément à la théorie sacramentaire, de ses « effets » ou de ses « biens », auxquels on ajoute des « buts », l’ensemble formant un système parfois très détaillé.

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Les auteurs des traités les plus concernés par la sexualité conjugale distinguent – comme les théologiens – les fins de l’acte sexuel de celles du mariage.

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La distinction n’a pas grand sens au XVIe siècle, puisque la procréation occupe le premier rang dans les deux cas [14][14] Au sujet de l’acte de chair : « Sa fin principale c’est.... Bien entendu, elle est toujours, au XVIIesiècle, la première fin de l’acte sexuel. Mais, désormais, il s’en ajoute d’autres. Pour François de Sales, en seconde position vient la fin suivante :

«… pour conserver la mutuelle conversation et condescendance que nous nous devons les uns aux autres, c’est chose grandement juste et honnête ». Cette fin-là ressemble beaucoup à « l’union indissoluble des cœurs » qui est la première fin du mariage. Sous l’élégance de la langue classique, l’évêque de Genève livre son interprétation du « devoir » paulinien. Dans la lignée de Le Maistre et Mair, il ajoute enfin une troisième raison de pratiquer l’acte sexuel : pour « le simple plaisir de l’appétit sensuel ». Dans ce dernier cas, l’acte n’est pas une action louable, mais seulement supportable. Reste qu’elle n’est pas condamnable : seul l’excès et les infractions aux règles le sont [15][15] La position de François de Sales paraît occuper le.... Pour le jésuite Maillard, la première fin est la procréation. On peut également user du mariage par justice (lorsqu’on rend le devoir à son conjoint conformément à la promesse qu’on lui a faite), par charité (pour éviter l’incontinence du conjoint), ainsi que pour conserver ou recouvrer sa santé lorsqu’il n’y a pas d’autre remède. Le courant rigoriste juge ce discours « laxiste », mais les arguments de Maillard demeurent traditionnels, très éloignés de la sphère affective.

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Il n’est plus question des fins de la sexualité dans les traités de la seconde moitié du XVIIe siècle. Le discours devient très allusif, les auteurs se retranchent derrière la pudeur et renvoient aux spécialistes (confesseurs, théologiens).

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Les lecteurs, qui possédaient une meilleure culture religieuse qu’au début du siècle, comprenaient probablement les mises en garde faites à mots couverts [16][16] Par exemple, dans le Catéchisme de la dévotion de.... Ce faisant, on ramenait les fins de la sexualité à celles du mariage [17][17] Ce que faisait déjà le Catéchisme romain de 1566, pour..., donnant à ce dernier un supplément d’âme, conformément à la doctrine de la grâce sacramentelle.

Quelques remarques générales

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La pratique sexuelle n’est pas seulement affaire d’interdits et de prescriptions. À la différence des ouvrages spécialisés, tels les manuels de confesseur et les traités de médecine, les traités sur le mariage accompagnent leurs préceptes d’un discours, qui permet de saisir les grands axes de la représentation sociale de la pratique sexuelle. On fera ici trois remarques générales, concernant la valorisation de l’acte sexuel, la mainmise de l’Église sur sa réglementation, et les deux fondements du discours sur la pratique : la nécessité du devoir et les dangers de l’excès. Ces remarques nous semblent essentielles pour reconsidérer l’image que nous nous faisons des représentations de la sexualité conjugale à cette époque.

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Confrontée à l’image répressive qui adhère à l’âge classique, l’idée d’une valorisation de l’acte sexuel peut surprendre. Il s’agit d’une conséquence de la promotion du mariage et de la vie laïque, en cours depuis la fin du Moyen Âge. Que les contemporains le déplorent ou s’en réjouissent, l’acte sexuel est au cœur du sacrement. Un chrétien n’a de choix qu’entre la virginité et le mariage : introduire celle-ci (sous la forme de la continence) dans celui-là (comme en rêve un courant ascétique très minoritaire) est aléatoire et dangereux : le mariage n’est-il pas un remède à la concupiscence ? Quant à l’opinion de saint Paul (« Que ceux qui ont des femmes se comportent comme s’ils n’en avaient pas »), elle embarrasse les théologiens car elle va à l’encontre de l’institution – elle est, pour ainsi dire, contre nature. Plus on sanctifie le mariage, plus l’acte sexuel perd son essence de mal absolu. Avec l’entrée en scène de la grâce, il n’est même plus possible de parler d’un mal : la grâce emporte tout.

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Pour le jésuite Maillard, elle fait de l’usage du mariage un acte « méritoire », comparable aux « bonnes œuvres »!

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« De ces discours chacun peut connoistre que non seulement l’usage du mariage n’est pas mauvais, ny toujours accompagné de peché, mais que lors qu’il est pratiqué en estat de Grace et avec les circonstances, il est méritoire; tout ainsi que les bonnes œuvres qui sont faictes en Grace et avec les circonstances requises » (Maillard, 1643).

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Fait notable, cette évolution est contemporaine de l’installation du monopole religieux sur la réglementation de l’acte sexuel. Avant de devenir l’affaire exclusive de l’Église, l’acte sexuel était aussi jugé en fonction d’autres systèmes de valeurs, qui avaient pignon sur rue. Les traités du XVIe siècle, fort diserts sur la pratique de la sexualité, énumèrent, à côté des préceptes religieux, des conseils et des interdictions qui s’appuient sur des arguments de santé et surtout de morale profane, dont les principaux ingrédients sont le sens de l’honneur et une perception exacerbée de la hiérarchie des sexes. Cette approche diversifiée n’est plus de mise au XVIIe siècle. Tout se passe comme si l’Église avait imposé – dans le discours – son approche de la morale sexuelle. Il est vrai que beaucoup d’arguments traditionnels ne sont plus d’actualité. Dans un monde où émerge le concept de « bon mari », comment pourrait-on conseiller à un époux de ne pas traiter sa femme comme une courtisane [18][18] Du Souhait ( L’Heureuse alliance, 1603) est le dernier...? Même dans le cas de l’adultère, pourtant au cœur de la morale profane, l’argumentation traditionnelle est délaissée au profit de l’approche tridentine : auparavant, l’adultère était avant tout une faute (envers la famille et le groupe des mâles);

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c’est maintenant un péché exceptionnel, à la mesure de la grâce qu’il offense (voir p. 25).

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Dans le domaine de la sexualité conjugale, la réglementation religieuse apparaît souvent comme un simple catalogue d’interdictions. Bien entendu, les pénitentiels établissent des classifications. Le Grand Ordinaire de Benoist distingue cinq manières d’accomplir l’œuvre de mariage, depuis « meritoirement » jusqu’au péché mortel, puis énumère les différentes manières de pécher mortellement. Benedicti part du péché de luxure, dans lequel il distingue « dix espèces » dont la seconde (l’adultère) et la dixième (« excès de luxure entre les gens mariés ») concernent directement la sexualité conjugale. Ces approches personnalisées masquent les lignes de force de la morale religieuse. Les discours des traités sur le mariage sont moins précis que les pénitentiels, mais ils mettent en évidence les deux fondements de la représentation sociale de la pratique sexuelle : le devoir et les dangers de l’excès. Tous les traités qui abordent la pratique en parlent, y compris au XVIIe siècle, pourtant moins bavard que le siècle précédent. L’idéal de modération, si caractéristique des mentalités de l’époque, trouve ici pleinement à s’exercer. Benedicti écrit à propos de la luxure : « cette tentation se surmonte plutost en fuyant qu’en y résistant. » Mais dans le mariage, il n’est pas possible de fuir, d’échapper au sexe. C’est pourquoi l’idéal de modération s’applique parfaitement à l’union conjugale. Les traités condamnent en fait les deux excès: la consommation excessive de la chair et le refus de se livrer à l’acte sexuel. Le lecteur d’aujourd’hui est toujours un peu surpris par cette insistance sur le devoir, sur l’obligation de céder son corps à son conjoint, sur le danger qu’il y a à pratiquer une continence excessive, sur le fait qu’on ne doit pas s’exempter du devoir sans l’autorisation du conjoint, même pour des raisons de dévotion. On s’étonne que l’Église ait toujours été ferme sur l’égalité des droits entre les époux, alors qu’elle admet que la suprématie masculine s’exerce partout ailleurs. En réalité, la question n’était pas abordée en termes (anachroniques) d’« égalité des droits », mais d’égalité des devoirs, de dette conjugale: les époux doivent éviter l’excès de continence, aussi bien que l’excès de commerce sexuel, car le péché s’attache à un cas comme à l’autre. Ce point de doctrine reflète une conception du monde qui dépasse la morale chrétienne, une conception basée sur la modération, le juste milieu (la mediocritas), le refus de l’excès.

Interdits et prescriptions

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Les humanistes voyaient dans la femme (comme dans l’enfant) un être perfectible. La multiplication des traités destinés à l’éducation et à l’instruction des femmes n’en est pas le seul signe. Dans tous les traités sur le mariage du XVIe siècle, les conseils adressés aux femmes tiennent beaucoup plus de place que ceux destinés aux maris. En matière de sexualité, la femme est le maillon faible du couple, car elle est moins parfaite que l’homme et plus fragile que lui face au péché. Le juste milieu lui est naturellement étranger. Il faut – disent Érasme et bien d’autres – que la jeune femme n’excite pas trop son mari, mais qu’elle ne se montre pas non plus trop difficile. La modestie, la docilité, la charteté sont les maîtres mots du comportement féminin. Une femme, répète-t-on, ne va pas au mari : c’est le mari qui va à elle (un topos aussi récurrent que l’histoire de Grisélidis, dont la morale est identique : la soumission sied à la femme).

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Le mari est chargé de l’éducation de sa femme. Mais en matière de sexualité, les conseils qu’on lui donne se résument à la nécessité de modérer ses propres ardeurs. La morale religieuse et la morale profane se rejoignent sur ce point. Au XVIe siècle, on répète à l’envi qu’il ne faut pas traiter sa femme comme une prostituée, que le mari ne doit pas se montrer amoureux ou « amateur » de sa femme (du latin amator – c’est la traduction littérale de saint Jérôme). Le mari qui « paillarde » avec sa femme lui apprend les « tours » qui lui donneront le goût d’être adultère. Ce dernier point montre qu’on reconnaît à l’homme un savoir amoureux, mélange de connaissances pratiques et de techniques, acquis par la fréquentation des prostituées au cours de la jeunesse [19][19] Voir, chez Benedicti, les deux pages éloquentes consacrées.... Cet atout supplémentaire de la supériorité masculine est donc une conséquence de la fornication, laquelle a le mariage pour remède…  [20][20] On se marie pour trois raisons : « La première pour.... Largement tolérée au XVIesiècle, la fornication des jeunes mâles est le fondement de la double morale sexuelle.

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L’acte sexuel lui-même est l’objet de toutes les attentions. Or il est le siège, sinon d’une contradiction, du moins d’une difficulté : comment concilier l’impératif de procréation avec la troisième fin du mariage – éviter la concupiscence ? On pèche mortellement si on adopte, lorsque la femme est fécondable, un comportement visant à éviter la procréation : positions infécondes, acte contre nature, semence répandue hors du « vaisseau ». Cette condamnation est la pierre d’angle de la morale religieuse dans le domaine de la sexualité conjugale : elle est indépendante des « fins » de l’acte sexuel. Or, on ne pèche pas si, pour éviter de « brûler », on couche, sans aucun espoir de procréation, avec sa femme stérile, enceinte, indisposée ou ménopausée. À condition toutefois de « suivre les règles de la génération »! Dans le même chapitre 39 de L’Introduction à la vie dévote, François de Sales insiste à deux reprises sur ce point :

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«… le devoir nuptial doit être toujours rendu fidèlement, franchement, et tout de même

comme si c’était avec l’espérance de la production des enfants, encore que pour quelque occasion on n’eût pas telle espérance. »

« Car d’autant que la procréation des enfants est la première et principale fin du mariage, jamais on ne peut loisiblement se départir de l’ordre qu’elle requiert, quoique pour quelque autre accident elle ne puisse pas pour lors être effectuée, comme il arrive quand la stérilité ou la grossesse déjà survenue empêche la production et génération; car en ces occur- rences le commerce corporel ne laisse pas de pouvoir être juste et saint, moyennant que les règles de la génération soient suivies : aucun accident ne pouvant jamais préjudicier à la loi que la fin principale du mariage a imposée. »

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En dépit de ce brillant argument (la loi ne peut être mise en cause par les accidents), tout se passe comme si l’on estimait que les règles de l’acte sexuel primaient sur sa finalité. L’impératif de la procréation, constamment mis en avant, semble masquer une crainte plus profonde, qui dépasse la problématique chrétienne : celle de voir tomber l’homme non au rang des bêtes (en ce domaine, il est souvent rappelé que celles-ci ne s’accouplent que pour procréer), mais au rang des monstres. En méprisant les règles de la procréation, l’homme ne risque pas l’avilissement, mais la perversion. De même, les règles qui régissent l’acte sexuel proprement dit paraissent surtout régies par la conception des rapports entre les deux sexes plutôt que par des considérations d’origine religieuse. C’est toute la culture du temps, par exemple, qui dénonce des « positions déshonnêtes »: l’amour en levrette rapproche l’homme de la bête; l’homme sous la femme, c’est le monde à l’envers [21][21] Voici la dénonciation imagée de ces positions chez.... Dans l’esprit de l’époque, ces condamnations ont moins pour but de perpétuer la hiérarchie entre les sexes (synonyme pour nous d’inégalité et d’injustice), que de maintenir chacun dans son rôle (en l’occurrence, l’homme occupe le rôle actif et la femme le rôle passif): la justice consiste d’abord dans le respect des rôles voulus par Dieu. Toutefois, les médecins, préoccupés par la fécondation, ont un autre point de vue sur les positions sexuelles [22][22] Dans son chap. X (« Si l’on doit caresser sa femme.... C’est également la culture du XVIe siècle (plus exactement, celle des traités de civilité) qui s’exprime dans le conseil aux mariés de ne pas se montrer nus l’un à l’autre, de faire preuve de pudeur, de vergogne l’un envers l’autre.

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En revanche, les circonstances du devoir conjugal sont l’affaire de l’Église, dont la position a évolué dans le sens d’une atténuation des interdits, d’une plus grande prise en compte des « circonstances atténuantes » [23][23] Dans cette évolution, les casuistes ont joué un rôle.... Au XVIe siècle, on préconise de ne pas s’approcher de l’épouse enceinte ou indisposée et de respecter la période de purification après l’accouchement. Selon les cas, on ne pèche pas, on pèche véniellement ou mortellement. Au XVIIe siècle, aucun état de l’épouse n’empêche le devoir (sauf s’il y a risque d’avortement). Le jésuite Maillard balaye tous ces empêchements en les déclarant dépassés. Il conseille simplement de ne pas s’approcher de sa femme indisposée, « conseil auquel on ne doit avoir aucun esgard, lors qu’il y a danger d’incontinence, ou crainte que le mary ne diminue son affection envers sa femme » ( 1643). Les contraintes imposées par le calendrier liturgique ont évolué dans le même sens. Au XVIesiècle, s’abstenir du devoir conjugal lors des fêtes, des dimanches et du jour de communion n’est pas un commandement, mais un conseil, afin d’éviter un péché véniel. Au XVIIe siècle, le conseil demeure, mais aucun auteur ne parle de péché (Maillard, Cernay, Villethierry). Au début du siècle, François de Sales écrit simplement que « c’est chose indécente, bien que non pas grand péché, de solliciter le paiement du devoir nuptial le jour que l’on s’est communié ».

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Au-delà de l’acte lui-même et de ses circonstances se pose la délicate question du plaisir. Héritées d’Aristote et de Galien, les croyances médicales en font une condition de la fécondation, notamment si l’on veut faire de beaux enfants [24][24] Sur les débats autour du plaisir féminin, cf. J.-L..... Personne n’ayant eu l’idée de prôner un coït sans plaisir, les questions gravitant autour du plaisir dans l’acte accompli à des fins licites ne peuvent intéresser que les médecins et les théologiens : les traités sur le mariage ne les abordent pas, et on est en droit de dire qu’elles n’interviennent pas dans les représentations sociales. En revanche, la question qui agite toutes les têtes est de savoir si l’on encourt une peine (et laquelle) lorsque le plaisir est la seule fin de l’acte sexuel. Les traités sur le mariage du XVIe siècle ne se posent pas la question, tant la condamnation, à la lecture de saint Paul, est évidente.

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Pourtant, dès le XVe siècle apparaît un courant qui envisage positivement le plaisir (Le Maistre), et dont les positions sont répercutées à l’orée du XVIIe siècle par Thomas Sanchez et François de Sales. Pour l’évêque de Genève, ce n’est pas pécher que de pratiquer l’acte sexuel pour « le simple plaisir de l’appétit sensuel ». En revanche, c’est un péché véniel pour Maillard – et probablement pour beaucoup d’autres, qui, pour autant, ne s’avancent pas sur ce terrain dangereux. Reste que la dépénalisation de l’acte sexuel au cours du XVIIe siècle (voir ci-dessous) correspond bien à une lente réhabilitation du plaisir, même si le Saint-Office, sous la pression des rigoristes, condamne en 1679 la proposition suivante : « L’acte du mariage accompli exclusivement pour la volupté ne saurait aucunement constituer une faute, même vénielle. »

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Bien d’autres questions concernent la pratique (comme celle de la continence à l’intérieur du mariage), mais il est préférable de les examiner sous l’angle du péché.

LE PÉCHÉ ET LA GRÂCE

L’incompatibilité traditionnelle de la chair et du salut

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À la fin du Moyen Âge, à l’époque de ce que Philippe Ariès a appelé la « mort de soi », le grand problème est de concilier l’impératif biblique de procréation avec l’injonction salutaire. La réponse la plus simple consiste à placer la virginité au-dessus du mariage. On peut découvrir encore cette opinion dans de rares traités sur le mariage du début du XVIe siècle, chez Vivès (« Virginité est preferee a mariage ») et chez Bouchet (la virginité est supérieure, mais ce n’est qu’un conseil). L’évolution ne va pas dans ce sens, et par conséquent la question : « comment faire son salut dans l’état de mariage ?» demeure d’actualité tard dans le siècle. Par exemple, Marconville, dans De l’heur et malheur de mariage ( 1564), réagit à deux canons de Gratien, qui parlent d’une « honnête fornication »; c’est faire injure à Dieu, écrit-il, qui a institué le mariage : « une chose méchante est toujours méchante, quiconque la fasse. » Les positions augustiniennes demeurent solidement ancrées dans les esprits pessimistes de la Renaissance. Or si la chair n’est pas sanctifiée par le mariage, le problème du salut devient délicat pour les gens mariés. Dans les deux premiers tiers du XVIe siècle (soit avant la fin du concile de Trente), seuls Érasme et le protestant Baduel estiment qu’on ne pèche pas dans le mariage : il existe « un plaisir chaste et permis » (Érasme), « Chasteté est en mariage » (Baduel). Ces deux auteurs sont également les seuls à insister sur la nécessité de pratiquer des prières dans le lit conjugal, afin que Dieu répande sa bénédiction sur les mariés. Assurément, le courant libéral reste minoritaire.

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La réponse au problème de fond réside dans la valorisation croissante du mariage : plus l’Occident s’en fait une haute idée, plus la sanctification qui en résulte réduit l’importance du péché de la chair, jusqu’à le faire disparaître lorsque l’acte est pratiqué selon les règles. Le XVIIe siècle a su concilier le saint mariage et la sexualité en rachetant le péché de la chair par la grâce. Cette évolution s’est déroulée progressivement : elle n’est pas l’effet mécanique des décisions du concile de Trente, et encore moins celui de la diffusion des idées ultra-libérales en matière de sexualité. La sanctification du mariage n’est qu’un aspect de sa valorisation sociale, qui touche tout l’Occident et qui a des causes plus profondes que l’idéologie religieuse. Le premier signe d’un changement d’attitude est l’apparition d’une échelle de valeurs appliquée à l’acte sexuel : à partir du moment où sont distingués des cas moins peccamineux que d’autres, un coin est enfoncé dans l’idée que la chair est un mal absolu. Dans les traités sur le mariage du XVIe siècle, on découvre cette première approche chez Bouchet ( 1530): l’acte charnel peut être « licite » (si on le fait pour avoir lignée, pour rendre le devoir, pour éviter que l’autre tombe en adultère), « fragile » (si on le fait pour s’éviter à soi-même la fornication ou « pour se purger et avoir santé »: pas de péché ou péché véniel) ou « impetueus » (si on le fait au mépris des règles – péché véniel ou péché mortel).

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Cette approche vulgarise les pénitentiels. On la retrouve donc un demi-siècle plus tard chez Benoist et Benedicti. Avec François de Sales, l’échelle de valeurs s’affine. Elle comprend cinq degrés : 1. S’il est fait pour la procréation, l’acte de chair est « une bonne chose et très sainte ». 2. S’il est rendu par devoir, autrement dit « pour conserver la mutuelle conversation et condescendance que nous nous devons les uns aux autres, c’est chose grandement juste et honnête ». 3. S’il est fait pour « le simple plaisir de l’appétit sensuel », ce n’est pas une action louable, mais seulement supportable. 4. Au-delà des trois premiers cas, il y a excès et dérèglement et l’acte « est chose plus ou moins vitupérable, selon que l’excès est grand ou petit. » 5. Au-delà encore, abject est celui qui pense à l’acte et s’en délecte en dehors du moment qui lui est imparti. D’autres systèmes de valeurs courent le XVIIe siècle, qui ne diffèrent souvent que par la formulation.

La réponse du XVIIe siècle : la grâce

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Le second signe de l’évolution vers une dépénalisation de la chair est le développement de la doctrine de la grâce. Le mariage s’est sacralisé à partir du XIIe siècle. La théorie sacramentaire a été affirmée par le concile de Florence en 1439 et renforcée par le concile de Trente. Mais elle est bien loin, au XVIe siècle, d’appartenir à la représentation sociale du mariage. Personne n’aurait l’idée de placer le sacrement de mariage sur le même plan que le baptême et l’eucharistie. Malgré l’angoisse du salut, la place que tiennent le concubinage et l’adultère masculin dans la société ne laisse guère planer de doute sur le peu de cas que l’on fait du mariage. L’opinion courante veut qu’il soit surtout bon pour les femmes, afin de brider leur sensualité. La question « faut-il se marier ?», récurrente au XVIe siècle, ne vaut que pour les hommes.

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Dans le corpus examiné, qui correspond à la vulgarisation des doctrines, la première mention de la grâce appartient au Grand ordinaire de Benoist ( 1580): « Premierement l’œuvre de mariage se peut accomplir meritoirement, quant l’une des parties ou tous deux ensemble sont en estat de grace. » Mais il ne s’agit pas encore de la grâce propre au sacrement de mariage. En 1609, François de Sales ne parle pas de la grâce, bien que l’idée soit présente : « La sainte licence du mariage a une force particulière pour éteindre le feu de la concupiscence. » Mais à partir du milieu du XVIIe siècle (voir annexe 2), rares sont les traités qui oublient d’évoquer la grâce attachée au sacrement de mariage : Dieu voulut élever l’amitié naturelle « en une amitié divine et surnaturelle, par le moyen de la grace Sacramentale, qui rendist l’amour charnel et humain plus parfaict et digne du ciel » (Maillard, 1643). Cette grâce, disent les catéchismes, est donnée aux mariés « pour vivre chastement et saintement » (Cernay). Mais il existe aussi des grâces spéciales : pour que la femme mette au monde et élève ses enfants, pour s’assister mutuellement, pour surmonter les ennuis et pour « refrener la concupiscence » (Maillard). Les mariés bénéficient ainsi d’une véritable panoplie protectrice, à condition de respecter les règles du mariage. La grâce n’est pas un sauf-conduit qui dispense de tout effort de modération : elle n’est là que pour « amortir les ardeurs de la concupiscence » (Clugny). La concupiscence n’est d’ailleurs plus tout à fait ce qu’elle était. Bertaud, dans Le Directeur des confesseurs ( 1627), ne va-t-il pas jusqu’à la considérer comme une circonstance atténuante [25][25] J. DELUMEAU, op. cit., p. 105.? Un peu avant lui, Robert Bellarmin avait expliqué que sous l’effet de la grâce, la concupiscence n’était plus un péché, mais un simple défaut. En affirmant que le péché originel n’était pas inscrit au cœur de l’acte sexuel, le théologien jésuite opérait un découplage fondamental pour la dépénalisation de la chair [26][26] Voir J. T. NOONAN, Contraception…, op. cit., p. 40....

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Même entourée de restrictions, les conséquences de cette progression de la doctrine sacramentaire sont considérables. Le nouvel élan qu’apporte la doctrine de la grâce au processus de sanctification du mariage lève les ambiguïtés précédentes. Trois avancées, bien inscrites dans les représentations sociales, sont particulièrement notables :

La pratique de la sexualité est pleinement conforme à la volonté divine, à condition d’en respecter les règles. Ce point balaye une certaine forme de contestation du mariage, qui tirait argument de l’acte de chair. À présent, tous deux sont indissolublement liés par les mêmes valeurs : le mariage et le commerce nuptial sont « justes et saints » (François de Sales), « Ny le mariage ny son usage ne sont mauvais » (Maillard).

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L’abstinence n’est pas nécessaire aux mariés pour vivre dans la chasteté. La virginité n’est plus une valeur supérieure, mais une simple vertu (aux zélateurs de la virginité, François de Grenaille fait remarquer qu’il n’est pas permis « de décrier un Sacrement pour louer une vertu »;1640). Reste l’abstinence à l’intérieur du mariage. On peut invoquer saint Paul ( 1 Cor 7) en sa faveur (« Que ceux qui ont une femme vivent comme s’ils n’en avaient pas ») ou, au contraire, pour en restreindre l’usage (« Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est pour un temps, afin de vaquer à la prière; et de nouveau soyez ensemble, de peur que Satan ne profite, pour vous tenter, de votre incontinence »). Les traités sur le mariage s’appuient évidemment sur la seconde citation. Mais au XVIe siècle, on est encore sensible à la ligne ascétique initiée au XIIe siècle par Hugues de Saint-Victor. L’idéal de virginité reste fort et l’on discute beaucoup de la séparation de lit. Les auteurs suivent saint Paul, mais avec réticence :

Érasme dit que se séparer de lit « ne contribue pas peu à entretenir l’amour conjugal », Vivès préconise de s’abstenir de l’acte de chair, Bouchet rappelle la supériorité de la virginité, François de Sales file la parabole de l’éléphant, qui honore sa compagne tous les trois ans… Le XVIIe siècle abandonne l’idéal d’abstinence pour prôner la modération, la continence. La chasteté ne se confond plus avec l’abstinence, comme dans l’expression « vœu de chasteté ».

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Baduel avait déjà dit, au siècle précédent : « Chasteté est en mariage. » François de Sales explique que les époux ont besoin de deux sortes de chasteté : l’une pour l’abstinence, lorsqu’ils sont séparés, l’autre pour la modération, lorsqu’ils sont réunis. Les auteurs qui traitent du mariage au XVIIe siècle mettent en garde contre la tentation d’adopter des comportements (abstinence, oraison excessive) qui n’appartiennent pas à la condition des gens mariés. Il faut rester dans sa condition (chacun doit porter sa croix, dit François de Sales). De là, la réévaluation de certains modèles. L’exemple de saint Louis, écrit Maillard, est « plus admirable qu’imitable. (… ) Il s’abstenait de l’usage du mariage tout l’Advent et le Caresme, et quatre jours après avoir communié ». Les positions traditionnelles demeurent toutefois bien représentées au XVIIe siècle, notamment chez les jansénistes. Dans le Catéchisme de la dévotion de l’oratorien Clugny, bien que le mariage soit « non seulement saint, mais sanctifiant », la chasteté lui est supérieure : « Une perpétuelle continence ou une vertueuse viduité sont plus propres à avancer dans la perfection chrétienne que le mariage ».

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Malgré l’acte de chair, il est possible d’atteindre la perfection à l’intérieur du mariage. « Car encore que de soi l’état du mariage soit imparfait, il faut néanmoins tâcher d’y acquérir la perfection » écrit au début du XVIIe siècle le jésuite espagnol Luis de Ponte dans le Traité de la perfection chrétienne. L’idée qu’on peut faire son salut dans le mariage est la conséquence logique du développement de la doctrine de la grâce sanctifiante. Le titre de l’ouvrage de Maillard est clair : Le bon mariage ou le moyen d’être heureux et de faire son salut en l’état de mariage ( 1643). Il y affirme que les mariés « peuvent trouver la perfection ».

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Dans Le Pédagogue des familles chrétiennes ( 1662), ce recueil des documents distribués aux paroissiens de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le salut est le second des « buts » que l’on doit avoir dans le mariage : glorifier Dieu, faire notre salut, générer des enfants, y trouver le remède à la concupiscence.

La promotion du péché d’adultère

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Les péchés de la chair forment une grande famille que les manuels de confesseur exposent en systèmes plus ou moins complexes, mais toujours rapportés à une tarification à trois degrés : pas de péché, péché véniel, péché mortel. Les pénitentiels et les traités des casuistes abondent en détails ignorés des ouvrages sur le mariage : la partie adultère n’a pas le droit d’exiger le devoir de mariage, mais elle peut en prier humblement l’autre partie; le devoir conjugal est permis dans une église, lorsqu’on s’y trouve assiégé et qu’il y a risque d’incontinence, etc. On ne rentrera pas dans ces détails, dont l’abondance et la variété masquent l’évolution générale. En apparence, il n’y a guère de changement dans l’approche de ces péchés au cours de la période examinée. Ils se répartissent en trois grandes catégories : l’adultèrel’excès et le refus du devoir. Ces catégories se recouvrent partiellement. Chez Benedicti, par exemple, « l’excez des gens mariez », dixième « espèce » de luxure, concerne toutes les infractions aux règles, y compris le refus du devoir conjugal. Pour la doctrine religieuse comme pour la morale profane, le péché le plus important est l’adultère : plus grave que la fornication et plus grave que le parjure, puisqu’il ajoute l’un à l’autre. L’examen du discours sur l’adultère révèle une évolution de la représentation sociale de la sexualité conjugale.

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Le XVIe siècle utilise plusieurs sens du mot « adultère »: 1. Le sens général, hérité de l’alliance entre Yahvé et son peuple, qui désigne la pire faute que l’on puisse commettre envers Dieu (« Génération mauvaise et adultère !»: Mat. 16).

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2. Le sens strict (celui de la « femme adultère » de l’Évangile). 3. Le sens diffusé par saint Jérôme, où le mot désigne l’excès de sensualité, l’amour « immodéré », « déshonnête »: « Adultère est celui qui est trop ardent amateur de sa femme ».

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4. Si l’on désigne comme « adultère » un amour immodéré, c’est, naturellement, qu’on ne doit celui-ci qu’à Dieu; d’où un quatrième sens, qui généralise le précédent, et que Maillard définit ainsi : « C’est un adultère spirituel d’aimer autre chose que Jésus-Christ ». On peut laisser de côté le premier et le quatrième sens, qui ne sont pas directement en rapport avec le péché de la chair. Au XVIIesiècle, on note deux évolutions : le troisième sens (l’excès de sensualité)

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disparaît; l’adultère (sens strict) occupe une place croissante dans le discours sur le mariage.

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À examiner la place du péché dans les traités sur le mariage du XVIIe siècle, il est clair que la doctrine de la grâce n’ôte rien à la noirceur du péché et n’atténue pas le danger qu’il fait courir aux mariés. Mais les péchés sont moins détaillés qu’au siècle précédent et l’adultère a conquis une position privilégiée. Chacun dénonce l’excès qui guette les mariés, mais il n’est plus question de le confondre, même dans le vocabulaire, avec l’adultère. L’excès est un péché véniel, pardonnable si l’on se garde de l’adultère :

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« Si celuy qui est marié n’enfreint pas la fidelité conjugale, mais en l’usage de son mariage fait quelque excès, ne cherchant pas seulement la generation, mais encore de contenter sa sensualité, il n’est pas sans faute, mais telle faute se remet aysément par les bonnes œuvres et par l’oraison, d’autant qu’il garde la fidélité à sa partie, quoy qu’en cela l’infirmité humaine s’emporte à quelque excès, et encor bien que la modestie qui y devroit estre n’y soit pas, toutefois rien ne se fait contre la fidélité qui est deuë. » (Maillard)

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L’évolution est spectaculaire : la fidélité devient la valeur principale du mariage, au nom de laquelle on est tout prêt d’admettre certains excès. Dans les traités, des chapitres entiers sont consacrés à l’adultère et à la fidélité, repoussant à l’arrière-plan des péchés et des vertus moins emblématiques de la sanctification du mariage. L’adultère est ainsi devenu le péché par excellence qui menace le mariage et le pendant de la grâce qui s’y attache. Telle est l’évolution doctrinale et celle de la représentation sociale de la sexualité conjugale. Mais d’un point de vue pratique (celui, par exemple, du lien entre mariés et confesseur), le péché d’adultère, bien moins fréquent que les autres, ne pouvait occuper la même place : pour reprendre l’exemple de J.-B. Pontas, son Dictionnaire des cas de conscienceconsacre 32 p. et 25 cas à l’« Adultère », contre 51 p. et 56 cas au « Devoir conjugal ».

LE NOUVEAU MODÈLE

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Du point de vue doctrinal, le nouveau modèle de la sexualité conjugale s’est mis lentement en place à partir du XVe siècle. Mais dans les représentations sociales, rien n’est joué avant le second tiers du XVIIe siècle.

Sexualité et affection

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Le système de valeurs sur lequel repose le mariage moderne apparaît au milieu du XVIIe siècle. Il gravite autour de quatre notions clés : amour [27][27] Dans la doctrine de l’Église, on assiste, au cours..., fidélité, chasteté, sainteté. Ce modèle est encore loin de s’inscrire dans la réalité sociale, mais on le trouve entièrement constitué dans les traités des jésuites Maillard ( 1643) et Cordier ( 1644), ainsi que dans le recueil de documents réuni par Cernay ( 1662). Dans ce domaine, François de Sales fait naturellement figure de précurseur immédiat. Les péchés majeurs sont au centre du dispositif : l’adultère (combattu par la fidélité) et l’excès (par la chasteté). Le couple fidélité/adultère occupe une place privilégiée, nouvelle par rapport à la hiérarchie traditionnelle des péchés, dans laquelle la luxure correspondait à l’excès [28][28] Dans le système de représentation du XVIe siècle (ici.... Pour apprécier la dynamique qu’il insuffle au mariage, il faut le replacer dans le contexte du lien affectif créé par la grâce (l’amour de Dieu):

le nouveau modèle de mariage repose sur l’affection conjugale et la sainteté de l’union.

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Dans les représentations sociales traditionnelles, l’affection et la sexualité possèdent la même déviance coupable : l’excès. Réprimer l’amour et brider la chair sont les mots d’ordre d’une société qui considère que l’affection doit être le produit du mariage et non son origine. La passion et la chair font trop bon ménage pour qu’elles ne soient pas condamnées dans le même mouvement. Se séparer de lit est bon pour l’affection, écrit Érasme. « L’homme sage doit aimer par jugement sa femme et non par affection », dit Marconville ( 1564). C’est l’amour, naturellement, qui est visé, et non cette affection raisonnable que tous les auteurs, s’appuyant sur saint Paul, conseillent aux maris pour s’assurer de la fidélité de leur épouse :

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« À cette consideration pour garder une femme en chasteté honneste, lui convient monstrer signes de grand amour effectuellement, et que on n’a aucune deffiance d’elle, mais l’estimer telle qu’elle aimerait mieux mourir que rompre sa foi. » (Bouchet, 1530)

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Ce modèle commence à basculer au XVIIe siècle. Car l’évolution qui conduit à valoriser le mariage d’amour dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, a débuté un siècle auparavant. À partir de François de Sales [29][29] Dans le Traité de l’amour de Dieu, l’amour des amants..., on suit, dans les traités sur le mariage, la place croissante faite à l’affection conjugale, pierre de touche du nouveau modèle de mariage [30][30] Cf. notre article sur l’affection conjugale, cité note .... Dans la dynamique de ce modèle, le couple fidélité/adultère ne peut se concevoir sans la valorisation de l’amour conjugal, lui-même conçu comme un produit de la grâce. Considérée dans ce nouveau contexte, la « sexualité conjugale » ne peut plus être tout à fait confondue avec le devoir conjugal. Mais la valorisation du mariage ne s’accompagne pas, en France, d’une érotisation des comportements publics des mariés [31][31] Il en va différemment dans les Provinces-Unies et en .... En 1609, pourtant, François de Sales prône entre les époux des « caresses vraiment amoureuses, mais chastes; tendres, mais sincères », qu’il qualifie de « menus offices requis à la conservation de l’amour conjugal » [32][32] Introduction…, Chap. 38. « Avis pour les gens mariés.... Il prend pour exemple Isaac et Rébecca observés par Abimélech, qui les reconnaît comme mari et femme à leur comportement tendre, et saint Louis, « également rigoureux à sa chair et tendre en l’amour de sa femme, (qui) fut presque blâmé d’être abondant en telles caresses ». François de Sales est dans la ligne du courant (humaniste) qui réclame que les mariés s’aiment d’un amour « vraiment cordial » et se le montrent. À la même époque, Thomas Sanchez, permet aux couples de se caresser sans avoir pour motif la préparation à l’acte sexuel (circonstances dans lesquelles ces caresses étaient tolérées par les théologiens). La raison invoquée est que les caresses « entretiennent l’amour mutuel ».

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Ce sont des considérations affectives qui motivent la position de François de Sales et de Sanchez. L’idée que l’affection conjugale a besoin de cette connivence sexuelle que sous-entend la notion de caresses n’appartenait pas aux représentations sociales (du mariage, de la sexualité) du XVIe siècle. La culture du siècle classique, hostile à l’extériorisation des sentiments, ne va pas non plus dans ce sens, même si l’on parle bientôt de « cette tendresse que les mariés doivent avoir l’un pour l’autre ». (Cordier) Mais le succès du mariage, joint à la dépénalisation du plaisir et à la réhabilitation de la beauté, renforce dans les faits le lien indéfectible – et toujours dénoncé – entre l’affection et la chair.

Le succès de la sexualité conjugale

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Dans le modèle affectif du mariage, l’acte de chair, aspiré vers le haut, est sanctifié. Même si l’Église déploie autour de lui un arsenal de lois et de règlements, cette évolution correspond bien à une atténuation de la condamnation de la chair. La nouvelle conception du mariage ouvre une brèche dans l’attitude jusque-là sans faille à l’égard d’une chair jugée inséparable du péché. Cette évolution s’est faite au bénéfice de la sexualité conjugale et au détriment des sexualités « périphériques », pour reprendre le modèle de Michel Foucault. Or le statut privilégié que le mariage moderne réserve à la sexualité n’est peut-être pas étranger au succès croissant qu’il rencontre au cours du XVIIesiècle. Dans la représentation sociale du mariage à fondement affectif, la sexualité n’est ni minimisée, ni canalisée, ni sublimée. Elle est ce feu qui couve en permanence et nécessite l’intervention de la grâce. S’il existe une grâce spéciale pour lutter contre la concupiscence dans le mariage, c’est que celle-ci, écrit Maillard, « s’allume plutôt par l’usage du mariage qu’elle ne s’esteint ». On reconnaît là la tactique de l’Église tridentine, qui effraye pour mieux rassurer. Si certains croyaient trouver le salut à peu de frais dans le mariage, ils se trompent : le péché persiste, sa position serait même relevée par la grâce. Le statut de celle-ci est laissé dans le flou. Les jésuites laissent entendre que le sacrement agit ex opere operato, mais pour des auteurs moins conciliants, la grâce se mérite (Cernay, Clugny).

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L’Église tridentine a lancé une offensive contre divers temps forts, durant lesquels la société se livrait à des activités réprouvables à ses yeux : le temps des fiançailles a été raccourci, celui de la mort a été sacralisé, et le temps pour embrasser a été placé sous haute surveillance. L’Église avait des raisons de s’inquiéter :

conformément à la relation traditionnellement dénoncée entre l’amour et le péché de la chair, le développement du lien affectif était susceptible d’avoir des conséquences néfastes sur la sexualité conjugale. L’Église cherche à encadrer un phénomène qui ne la dépasse pas encore au XVIIe siècle. Mais la double évolution du mariage – vers une sexualité déculpabilisée et vers l’amour conjugal – va dans le sens du développement de la sphère privée, donc dans le sens de l’autonomie des mariés. La hiérarchie des péchés privilégie la morale des apparences : le péché le plus grave, l’adultère, est aussi le plus scandaleux. Ce qui est (socialement) invisible est devenu en comparaison tolérable : l’excès, tant vitupéré auparavant, n’est tout au plus qu’un péché véniel, un péché de mariés. La porte est grande ouverte pour des pratiques qui, au siècle suivant, commenceront à avoir des conséquences dans le paysage démographique.

L’amélioration de l’image des femmes

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L’apparition du nouveau modèle de mariage s’accompagne d’un recul de la misogynie et d’une promotion de la femme. La misogynie traditionnelle, qui se nourrissait de l’hostilité au mariage, s’efface progressivement entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle. On rencontre moins de discours injurieux jetés à la figure des femmes, moins de mépris pour le mariage, moins de propos sur le cocuage. Même si tout ne va pas dans le même sens (cette époque est aussi celle de la chasse aux sorcières et des sombres Histoires extraordinaires), on note de manière générale un plus grand respect pour les femmes, et en particulier pour les femmes mariées. Le (médiocre) traité de l’avocat Caillet ( Le tableau du mariage représenté au naturel, 1635) est caractéristique de cette période. Conformément à son milieu, Caillet est misogyne, il condamne la « volupté » et la beauté, et il écrit que la propagation est « la fin la plus sainte, la plus utile et la plus vicieuse » du mariage. Mais d’un autre côté, l’avocat accorde une grande valeur sociale au mariage et consacre de nombreuses pages à faire l’éloge du lien affectif : « Aussi l’amour et l’affection conjugale est plus à priser entre les conjoincts que tous les thrésors du monde. »

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Ce rééquilibrage des positions entre les sexes ne remet pas en question la prééminence de l’homme. Si certains, au XVIIe siècle affirment que l’adultère de l’homme est plus grave que celui de la femme, c’est en argumentant que le chef a plus de responsabilité dans cette affaire (Maillard, Villethierry… ). Car toujours « l’homme commande, comme fait l’esprit aux membres » (Bauny). Lorsque les contemporains reconnaissent que la doctrine chrétienne véhicule un germe d’égalité, c’est pour mieux le minimiser. Citant saint Paul (le corps de la femme appartient au mari et celui du mari à la femme), Antoine Courtin n’a garde de rappeler que « cette dépendance réciproque ne regarde que la couche nuptiale ».

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Il est vrai qu’avec le Traité de la Jalousie… ( 1674), l’auteur du traité de civilité bien connu signe l’un des ouvrages les plus conservateurs de son temps. Car la « dépendance réciproque » est prônée dans bien d’autres domaines que le lit, par exemple dans les modèles conjugaux : celui du « bon mari », aimant et fidèle, se met en place au XVIIe siècle, en référence à celui, traditionnel, de l’épouse.

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L’insistance sur la fidélité correspond à la valorisation d’une vertu féminine, étendue à l’autre sexe. Le phénomène est contemporain du développement de l’amour-tendresse, qui peut s’interpréter comme une dévirilisation des relations affectives entre les sexes. L’image de la femme s’améliore, tandis que percent dans la société des valeurs traditionnellement féminines.

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Il existe un troisième domaine – toujours en relation avec la sexualité – où l’évolution est allée dans le sens d’un rééquilibrage entre les positions respectives des sexes : celui de l’identité. L’identité sociale résulte de nombreux facteurs, qui n’évoluent pas tous dans le même sens (l’augmentation de l’âge au mariage joue en faveur des épouses, alors que leur condition juridique ne cesse de se dégrader). L’un d’entre eux, cependant, est susceptible d’avoir accru l’autonomie des femmes en favorisant ce « sentiment conscient de spécificité individuelle » qui constitue une des bases de l’identité [33][33] Carmel CAMILLERI et al, Stratégies identitaires, Paris,.... Ce facteur est la personnalisation des responsabilités dans la conduite de la sexualité. Les crimes sexuels les plus noirs au regard de Dieu, comme la bestialité, la sodomie, la masturbation, le coït interrompu, tous péchés « contre nature », sont loin d’être les plus intéressants aux yeux de ceux qui écrivent des pénitentiels et des traités sur le mariage, car le péché mortel réside dans l’acte lui-même, dont l’horreur peut difficilement être atténuée. Bien différentes sont les fautes dont la gravité dépend de l’identité de son auteur et des circonstances. Le devoir conjugal est au cœur du problème, puisqu’il peut conduire à des situations schizophréniques de « double contrainte »: faut-il pécher en refusant le devoir ou en l’accomplissant ? L’Église est là pour rassurer. Exemple de l’indisposition, extrait du Grand ordinaire de Benoist ( 1580):

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« Quand la femme n’est pas en disposition de son corps, qu’elle doive rendre le devoir de mariage, et sa partie qui en a cognoissance estant deraisonnable qu’il ne se veut point abstenir, adonc il peche mortellement, ainsi que disent couramment les docteurs; mais la femme qui obéit contre sa volonté, pour eviter les dangers d’inconveniens ou autres maux qui pourraient advenir en mariage, ne peche pas. »

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Il existe naturellement des situations beaucoup plus complexes [34][34] Elles forment le fonds de commerce des casuistes. Un.... En général, la partie qui est forcée (la femme) ne pèche pas (parce que, écrit Benedicti à propos d’un cas de conscience, « elle exerce l’acte de justiceen rendant ce qui est à autruy »). L’opération de personnalisation des peines a pour double conséquence de libérer les femmes des angoisses de la double contrainte et, conséquemment, d’assurer le confort des hommes. Le refus du devoir conjugal était-il une menace réelle ou le mettait-on en avant pour des raisons doctrinales [35][35] C’est la seconde cause de péché mortel (après l’adultère). ...? Compte tenu de la première fin du mariage, la seconde hypothèse est hautement probable : il ne peut y avoir plus grand obstacle à la procréation qu’une femme refusant le devoir. La personnalisation des peines est l’un des fondements de la conception tridentine du sacrement de pénitence. Mais des mesures de ce type ont souvent des effets secondaires, parfois même des effets pervers, ni prévus, ni voulus. Tel est le cas ici de ce que l’on vient de nommer le « confort » des hommes, assurés de ne plus voir leur femme se refuser pour des scrupules religieux qu’ils jugent futiles [36][36] J.-L. Flandrin remarque que les théologiens ont multiplié.... On peut estimer que cet effet secondaire a profité aussi au ménage, en éliminant une source possible de tension. Il irait donc dans le sens de ce qui constitue une préoccupation croissante de l’Église au XVIIe siècle : assurer la paix à l’intérieur du ménage. Mais le vrai effet pervers de la responsabilisation des peines a été d’épauler l’autonomie de conscience des femmes, de favoriser chez elles ce sentiment de spécificité individuelle sans lequel on comprendrait mal, par exemple, la place qu’elles tiennent dans la vie littéraire et épistolaire de l’âge classique.

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L’avènement du mariage et de la famille modernes, à fondement affectif, s’accompagne d’un reclassement des valeurs et d’une redistribution des fonctions. La sexualité fait moins l’objet de suspicion. Elle tend à déborder le cadre du lit pour érotiser davantage le lien conjugal, qu’on décrit un peu moins comme un joug et un peu plus comme un lien affectif. Le succès du mariage, c’est-à-dire le recul de cette « gamophobie » qui imprègne toute la culture du XVIe siècle [37][37] Y compris dans le cercle des humanistes. L’un des leitmotiv..., est aussi, d’une certaine façon, le succès de la sexualité, une première percée dans la voie de sa légitimation (avant les avancées doctrinales de saint Alphonse de Liguori, au XVIIIe siècle). Qu’une chape de plomb s’abatte à l’âge classique sur le discours et sur les représentations qui la concernent n’ôte rien à l’extension de son champ, autrement dit au développement du lien affectif, à la diffusion de l’amour-tendresse. Si l’on réduit la sexualité à ce qui se passe dans le lit conjugal, on ne peut comprendre la révolution sentimentale du XVIIIe siècle, qui s’est concoctée dans le creuset de la famille affective. Mais si l’on considère que le cas d’un veuf inconsolable ou celui d’une épouse tiraillée entre l’amour de Dieu et l’amour de son mari relèvent de la sexualité conjugale, alors on comprend mieux ce qui s’est préparé au cours du XVIIe siècle. Comme on le constate à ces exemples (qui sont de vraies préoccupations pour les auteurs de traités), l’étude de la pathologie du couple est un complément indispensable de celle de sa sexualité. Tout se passe d’ailleurs comme si l’on s’intéressait un peu moins à la sexualité proprement dite et à la procréation, et un peu plus à la psychologie et à la pathologie du couple : c’est le signe d’un développement du lien affectif et aussi celui d’une maturation du regard posé sur la sexualité, c’est-à-dire sur la relation entre les sexes.


Annexe

ANNEXE 1

LISTE DES SOURCES UTILISÉES

1. Traités sur le mariage ou incluant une doctrine du mariage

85

Symphorien CHAMPIER, La Nef des Dames vertueuses…, 1503; ÉRASME, Christiani matrimonii institutio, 1520 (trad. de C. BOSC : Le mariage chrétien, 1714); Pierre LEMMONIER, sieur de Lesnauderie, La Louenge de mariage…, 1523; Juan Luis VIVES, Livre de l’institution de la femme chrestienne, 1524 (trad. fr. 1542); Jean BOUCHET, Les triumphes de la noble et amoureuse Dame et l’art de honnestement aimer, 1530; Claude BADUEL, Traicté très utile et fructueux de la dignité de mariage, 1548; Jean de MARCONVILLE, De l’heur et malheur de mariage, ensemble les loix connubiales de Plutarque, 1564; François TILLIER, Le premier et le second livre du Philogame, ou amy des nopces, 1578; François DU SOUHAIT, L’Heureuse alliance, v. 1603; François de SALES, Introduction à la vie dévote, 1609; Paul CAILLET, Le tableau du mariage représenté au naturel, 1635; François de GRENAILLE, L’Honneste mariage, 1640; Claude MAILLARD, Le bon mariage ou le moyen d’être heureux et de faire son salut en l’état de mariage…, 1643; Jean CORDIER, La famille sainte, où il est traité des devoirs de toutes les personnes qui composent une famille, 1644; CERNAY, Le Pedagogue des familles chrestiennes (… ) par un prestre du Seminaire de S. Nicolas du Chardonnet, (paru sans nom d’auteur; recueil de documents distribués aux paroissiens), 1662; R.P. Thomas LE BLANC, La direction et la consolation des personnes mariées, ou les moyens infaillibles de faire un Mariage heureux d’un qui serait malheureux…, 1664; Claude JOLY, Instructions chrétiennes et morales pour les femmes mariées…, 1667; Antoine COURTIN, Traité de la Jalousie ou moyens d’entretenir la paix dans le mariage, 1674; Johann LINDENBORN, Instruction chrestienne sur le sacrement de mariage et sur l’éducation des enfans (trad. N. Fontaine), 1679; Jacques CHAUSSÉ, Traité de l’excellence du mariage, de sa nécessité et des moyens d’y vivre heureux…, 1685; Jean Girard de VILLETHIERRY, La vie des gens mariés ou les obligations de ceux qui s’engagent dans le mariage…, 1695.

2. Quelques manuels de confesseur et ouvrages de médecine (consultation)

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Olivier MAILLARD, La Confession (n.d.; av. 1526); René BENOIST, Le grand ordinaire ou instruction commune des chrestiens, 1580; Jean BENEDICTI, La Somme des pechez et es remedes d’iceux, Lyon, 1584; Juan POLANCO, Directoire des confesseurs(trad. N. de Soulfour), 1599; Étienne BAUNY, Somme des péchés, 1630; François de CLUGNY, Catéchisme de la dévotion ou instruction familière pour vivre en vie dévote dans le siècle, 1681; Jean-Baptiste PONTAS, Dictionnaire des cas de conscience, Paris, 1741.

87

Ambroise PARÉ, Œuvres complètes, 1573; Jean de VEYRIES, La généalogie de l’Amour, 1609; Jacques FERRAND, De la maladie d’amour ou mélancholie érotique, 1623; Nicolas VENETTE, Tableau de l’amour considéré dans l’estat du mariage, Parme, n.d. (vers 1687)

88

et sans nom d’auteur (rééd. De la Géneration de l’homme ou Tableau de l’amour conjugal, Cologne, 1705).

3. Autres ouvrages anciens cités dans le texte

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Francesco BARBARO, Les deux livres de l’estat de mariage, 1415 (deux traductions au XVIe siècle); Martin LE MAISTRE, Questions morales, 1490; Gaspar de SAILLANS, Premier livre de Gaspar de Saillans gentilhomme citoyen de Valence en Dauphiné, Lyon, 1569; Étienne PASQUIER, Œuvres complètes, 2 vol., fac-similé de l’éd. de 1723, Genève, 1971; Gabriel de MINUT, De la beauté…, Lyon, 1587; Luis de PONTE, Traité de la perfection chrétienne; Thomas SANCHEZ, De matrimonio, 1602-1605; François de SALES, Traité de l’amour de Dieu, 1616; B. BERTAUD, Le Directeur des confesseurs, 1627; Pierre LE MOYNE, Les peintures morales, seconde partie. De la doctrine des passions, où il est traité de l’amour naturel et de l’amour divin, Paris, 1643.


ANNEXE 2

 - ANNEXE 2

Notes

[1]

Jean DELUMEAU, L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession. XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 162.

[2]

Quatorze l’autorisaient, probablement parce qu’elle favorisait la procréation. Jean-Louis FLANDRIN, Le sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981, p. 134.

[3]

Gaspar de SAILLANS, Premier livre de Gaspar de Saillans gentilhomme citoyen de Valence en Dauphiné, Lyon, 1569. Voir Maurice DAUMAS, La tendresse amoureuse. XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 1996, p. 58-60.

[4]

Voir les travaux de Jacques ROSSIAUD, notamment La Prostitution médiévale, Paris, Flammarion, 1988.

[5]

Par Michel FOUCAULT, dans L’histoire de la sexualité. 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

[6]

Et elles n’ont pas encore pesé, à cette date, sur la doctrine catholique. Célèbre universitaire parisien et aumônier de Louis XI, Le Maistre s’appuie sur Aristote pour légitimer les relations charnelles entre les époux, quelles que soient leur finalité, y compris pour prendre du plaisir. Sur sa place et celle de son disciple Jean Mair dans l’évolution de la théorie des rapports conjugaux, voir John T. NOONAN, Contraception et mariage. Évolution ou contradiction dans la pensée chrétienne, Paris, Ed. du Cerf, 1969, p. 391 et s.

[7]

Bien sensible dans les titres : le moyen d’être heureux… ( Maillard), … les moyens infaillibles de faire un Mariage heureux d’un qui serait malheureux… (Le Blanc), … moyens d’entretenir la paix dans le mariage (Courtin), … les moyens d’y vivre heureux… (Chaussé).

[8]

Jean-Louis FLANDRIN, L’Église et le contrôle des naissances, Paris, Flammarion, 1970; du même auteur, Le sexe…op. cit.; du même : Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Ed. du Seuil, 1984. J. T. NOONAN, Contraception et mariage…, op. cit.

[9]

Voir Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981; John W. BALDWIN, Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, Paris, Fayard, 1997.

[10]

Voir les publications suivantes de Maurice DAUMAS : « La place des enfants dans les traités sur le mariage en France aux XVIe et XVIIe siècles », communication au Colloque de la Sorbonne « Lorsque l’enfant grandit : entre dépendance et autonomie », 21-23 sept. 2000, Paris, Presses de la Sorbonne, 2002; « La place de l’affection conjugale dans les traités sur le mariage des XVIe et XVIIe siècles, en France », Mélanges offerts à Michel Peronnet (à paraître sous la dir. de Henri MICHEL, Université de Montpellier). « La pathologie du couple dans les traités sur le mariage en France aux XVIe et XVIIe siècles », colloque Corps, Santé, Société, Université de Paris-13, déc. 2002 (à paraître).

[11]

Voir l’article sur les enfants cité dans la note précédente.

[12]

Le texte du chapitre du Catéchisme du concile de Trente ( 1566) consacré aux « motifs qu’on doit et peut avoir en se mariant » peut être consulté dans Marcel BERNOS, Sexualités et religions, Paris, Cerf, 1988, p. 238-239.

[13]

Ce dernier hésita. La première version de l’« Avis pour les gens mariés » parlait des « fins » du mariage, et plaçait la procréation au premier rang. Se ravisant, François de Sales remplaça les « fins » par les « effets », le premier étant « l’union indissoluble de vos cœurs ».

[14]

Au sujet de l’acte de chair : « Sa fin principale c’est d’avoir des enfants; et la seconde est de servir de remède à l’incontinence. » (Érasme, 1520) « Le principal de leur intention est d’avoir lignée ou de rendre le devoir de mariage l’un à l’autre, ou d’eviter le peril d’adultere » (Benoist, 1580).

[15]

La position de François de Sales paraît occuper le juste milieu entre celle de saint Augustin (l’acte conjugal pour le plaisir est un péché véniel) et celle de Le Maistre et de Mair (il n’y a pas de péché). Elle est plus proche en fait de cette dernière.

[16]

Par exemple, dans le Catéchisme de la dévotion de l’oratorien François de Clugny : « Les mariés doivent savoir que ce qui est fait contre la fin pour laquelle le mariage est institué est illégitime, et que son usage qui n’est point conforme aux lois de l’Église devient un abus qui sera châtié de Dieu » ( 1681).

[17]

Ce que faisait déjà le Catéchisme romain de 1566, pour ne pas avoir à discuter des fins des rapports conjugaux (voir J. T. NOONAN, Contraception…, op. cit., p. 400).

[18]

Du Souhait ( L’Heureuse alliance, 1603) est le dernier à le faire. Mais c’est pour ajouter aussitôt : « Ce n’est pas, mon fils, pour vous donner cette liberté de ravir à votre femme ce que la loi d’amitié vous lui a fait promettre, et vous désobliger du serment de votre alliance. Ce ne sont pas preuves de vertueux de n’avoir une femme que pour ses biens et une amie pour ses plaisirs. Ceux qui en font de la sorte pratiquent leur ruine avec leur inconstance ».

[19]

Voir, chez Benedicti, les deux pages éloquentes consacrées au sujet suivant : « Icy se présente une question à vider, à savoir si l’on doit permettre les bordeaux » ( 1584).

[20]

On se marie pour trois raisons : « La première pour avoir lignée, la seconde pour avoir aise ou confort. Et la tierce pour éviter fornication. » (Lemmonier, 1523).

[21]

Voici la dénonciation imagée de ces positions chez F. Olivier Maillard (v. 1526): « Ung homme marié doibt considerer en son mariage que sa femme n’est pas une beste brute et aussi qu’une maison ne vouldrait riens quand la couverture de la maison serait en bas ».

[22]

Dans son chap. X (« Si l’on doit caresser sa femme par derrière quand il se trouve des obstacles à l’embrasser par devant »), Nicolas Venette condamne la position mulier super virens, mais estime que prendre sa femme par derrière est naturel et anatomique (la semence coule facilement vers la matrice). L’argumentation est digne d’un casuiste : « Cette posture est la plus naturelle et la moins voluptueuse. L’action de l’amour nous donne d’elle-même assez de plaisir sans en chercher de plus grand par une autre figure, et je ne doute pas que les Casuistes ne nous permissent d’en user de la sorte pour éviter l’excès de la volupté dans les embrassemens des femmes ».

[23]

Dans cette évolution, les casuistes ont joué un rôle éminent. Voir J. DELUMEAU, op. cit., p. 104.

[24]

Sur les débats autour du plaisir féminin, cf. J.-L. FLANDRIN, Le sexe…op. cit., p. 131 et s.

[25]

J. DELUMEAU, op. cit., p. 105.

[26]

Voir J. T. NOONAN, Contraception…, op. cit., p. 403.

[27]

Dans la doctrine de l’Église, on assiste, au cours du XVIIe siècle, à un infléchissement très net en faveur de l’amour conjugal, comme y incite le concile de Trente. Il n’est évidemment pas question de s’inspirer de l’amour des amants, mais de quelque chose de neuf, placé sous la protection de la grâce (signe de l’amour de Dieu), et qui correspond, dans la société, au développement du concept de tendresse. Toutefois, il ne faut pas exagérer l’opposition, dans la société traditionnelle, entre l’amour et le mariage : ils étaient en position de contraires et non de contradiction. Cet antagonisme n’était pas insurmontable.

[28]

Dans le système de représentation du XVIe siècle (ici repris de Benedicti), la luxure, troisième péché capital après l’orgueil et l’avarice, a pour animal emblématique le pourceau, pour monstre infernal l’Asmodée du Livre de Tobie et pour vertu à opposer, la chasteté. Elle se situe donc bien du côté de l’excès, de la paillardise. L’homme de la Renaissance a peur d’être cocu, mais il ne craint pas le péché d’adultère…

[29]

Dans le Traité de l’amour de Dieu, l’amour des amants (au sens noble du XVIIe siècle) est présenté comme la clef de la connaissance de l’amour divin.

[30]

Cf. notre article sur l’affection conjugale, cité note 10.

[31]

Il en va différemment dans les Provinces-Unies et en Angleterre.

[32]

Introduction…, Chap. 38. « Avis pour les gens mariés ».

[33]

Carmel CAMILLERI et al, Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990.

[34]

Elles forment le fonds de commerce des casuistes. Un cas, extrait de J.-B. Pontas : la femme peut-elle, sans pécher, refuser à son mari le devoir conjugal parce qu’elle sait qu’il pécherait mortellement en s’y livrant ? Tout dépend du péché mortel en question : exiger le devoir conjugal dans une église ou en public est différent des cas où le péché mortel ne regarde que le mari (auquel cas la femme doit céder).

[35]

C’est la seconde cause de péché mortel (après l’adultère). Voici, par exemple, comment on doit interroger les femmes : « Primo si elles ont obey à leurs maris en ce qui est du mariage : leur refuser en cette matière, sans quelque cause légitime, ce qu’on leur doit, est péché, si toutefois la demande a été moderée. Secundo si elles se sont sousmises à eux en l’administration de la famille… Tertio si elles les ont irrité de gayeté de cœur… Quarto si injurié d’injures atroces et fascheuses… » (Bauny, 1630).

[36]

J.-L. Flandrin remarque que les théologiens ont multiplié les cas permettant à la femme d’échapper au devoir conjugal ( Familles…, op. cit., p. 211). L’impression que laissent les traités de mariage, destinés au public, est très différente. On y insiste sur le caractère impératif du devoir, on minimise les circonstances qui peuvent l’entraver, on assure les femmes que la partie forcée ne pèche pas, on les exhorte à ne pas refuser le devoir sous prétexte de dévotions. Tout cela nous paraît destiné à lever les restrictions que pouvaient apporter les femmes dévotes au devoir conjugal (c’est-à-dire, pour les auteurs de traités, au devoir de procréation). De manière générale, les traités conseillent aux femmes de ne pas négliger leur mari sous prétexte de dévotions.

[37]

Y compris dans le cercle des humanistes. L’un des leitmotiv des hommes de lettres est de savoir s’il faut se marier, si l’étude est compatible avec le mariage (le thème est hérité de l’Antiquité, mais il est bien d’actualité au XVe et au XVIe siècle). Les lettres de conseil pour le mariage abondent dans les manuels épistolaires et commencent toutes par la question suivante (qui est le thème du Tiers Livre): faut-il se marier ? Mais au XVIIe siècle, la question est purement formelle : elle ouvre le débat sur les critères du choix du conjoint. Voir sur ce point : Maurice DAUMAS, « Manuels épistolaires et identité sociale (XVIe-XVIIIe siècles)», Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, tome 40-4, oct.-déc. 1993, p. 529-556.

Résumé

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Maurice DAUMAS La sexualité dans les traités sur le mariage en France, XVIe-XVIIe siècle Les traités sur le mariage publiés en France aux XVIe et XVIIe siècles permettent d’accéder aux représentations sociales de l’époque. Cette étude concerne l’image de la sexualité. À la fin du Moyen Âge s’accélère l’af~faiblissement des thèses augustiniennes (condamnation du plaisir, perpétuation du péché originel à travers l’acte conjugal). Un courant libéral, minoritaire mais influent, réhabilite le plaisir au début du XVIIesiècle. Dans le même temps, la doctrine de la grâce sacramentale vient dépénaliser l’acte conjugal. Au XVIIesiècle, les traités de mariage s’inté~ressent moins à la pratique de la sexualité qu’au lien affectif qui unit les époux. Sous l’effet de différents facteurs, le mariage se valorise. Il n’est plus seulement bon pour les femmes: le rôle social de «bon mari» se met en place, tandis que s’affaiblit l’écart entre les deux morales sexuelles. Cette évolution, qui a profité indirectement aux femmes, est à l’ori~gine de la famille moderne, à fondement affectif. Elle est essentielle pour comprendre la révolution sentimentale du XVIIIesiècle.

 


 

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