La recherche de soi

Chapitre 1 : Education, transmission, émancipation

Le bulletin officiel de l'éducation nationale

 L’époque des Lumières a marqué une double rupture avec les modèles d’éducation hérités de l’humanisme de la Renaissance. Pour un grand nombre d’auteurs, l’apprentissage des choses doit désormais primer la culture des mots, et l’éducation se centrer sur l’utile (pratique et social). Une nouvelle attention est portée aux manières de penser des enfants et au langage à tenir avec eux. Sur ces questions, les idées pédagogiques de Rousseau (Émile ou de l’éducation, 1762) ont essaimé jusqu’au milieu du XXe siècle avec les mouvements dits d’éducation nouvelle.

Dans le même temps, l’idée s’impose qu’une nation moderne doit se préoccuper de la formation des individus et par conséquent se doter d’un véritable système d’éducation publique. Dans la lignée de Condorcet, l’instruction des enfants des deux sexes devient la clé de la démocratie et des libertés. Les penseurs révolutionnaires mettent quant à eux l’accent sur les conditions sociales et politiques de l’émancipation des individus. En Europe comme en Amérique, le tournant du XXe siècle est le moment d’un vaste débat sur les finalités de l’éducation scolaire, ses méthodes et son extension.

Le rôle nouveau de l’institution scolaire se marque par la place que prennent dans les récits du XIXe siècle les souvenirs d’écoliers, qu’ils soient romancés ou autobiographiques. Il s’agit toujours de comprendre ce qu’un individu est devenu à partir de ce qu’il a reçu, mais aussi de ce avec quoi il a rompu.

Les textes de cette période fournissent matière à réflexion, par exemple, sur les différents âges de la vie et ce que veut dire être adulte ; les formes de l’enseignement et celles de l’apprentissage ; les parts respectives de la famille, de l’école et de la société dans l’éducation ; l’aspiration à la liberté dans ses rapports avec les institutions et les traditions. À l’horizon de ces interrogations se trouvent la définition d’une éducation moderne et la question de la justice sociale et de l’équité au sein d’un système éducatif.

https://www.littre.org/definition/%C3%A9ducation

éducation(é-du-ka-sion ; en vers, de cinq syllabes) s. f.

  • 1Action d'élever, de former un enfant, un jeune homme ; ensemble des habiletés intellectuelles ou manuelles qui s'acquièrent, et ensemble des qualités morales qui se développent.

C'est ainsi qu'on l'accoutumait dans son enfance à craindre Dieu et à l'aimer ; et l'on peut dire d'elle ce que l'Écriture a dit d'une autre reine, qu'elle ne changea pas son éducationFléchierMarie-Thér.Ni la bonne éducation ne fait les grands caractères, ni la mauvaise ne les détruitFontenelleCzar Pierre.L'éducation qu'il faisait donner aux enfantsFénelonTél. v.Jeunes hommes qui n'avaient eu aucune éducationFénelonib. XVI.Rien n'est plus négligé que l'éducation des filles ; la coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout ; on suppose qu'on doit donner à ce sexe peu d'instruction ; l'éducation des garçons passe pour une des principales affaires par rapport au bien public, et, quoiqu'on n'y fasse guère moins de fautes que dans celle des filles, du moins on est persuadé qu'il faut beaucoup de lumières pour y réussirFénelonÉduc. des filles, 1.L'éducation est une maîtresse douce et insinuante, ennemie de la violence et de la contrainte, qui aime à n'agir que par voie de persuasion, qui s'applique à faire goûter ses instructions en parlant toujours raison et véritéRollinTraité des Ét. liv. VI, art. 4.Mme de Maintenon avait un goût et un talent particulier pour l'éducation de la jeunesseMme de CaylusSouvenirs, p. 194, dans POUGENS.Dans cette cour indigente et vagabonde, la nécessité, qui fait mille biens malgré qu'on en ait, leur tenait lieu d'éducation, et l'on ne voyait que de l'émulation parmi eux sur la gloire, sur la politesse et sur la vertuHamiltonGramm. 6.L'éducation perfectionne l'instinct comme elle perfectionne la raisonBonnetCauses prem. 5e partie, ch. 6.Leur donner la vie [à des fils], est un présent cruel, Sans l'éducation, sans ce bien plus réelChénier M. J. Gracq. I, 5.Quand on a reçu une mauvaise éducation, on garde, en grandissant et même en vieillissant, tous les défauts de l'enfanceGenlisVeillées du château, t. I, p. 21, dans POUGENS.Je ne confondrai plus les éducations qui ne sont que brillantes avec les bonnes éducations, c'est-à-dire avec celles qui rendent bon et vertueuxGenlisib. p. 442.

  • Par extension.Donner de l'éducation à son espritMarivauxdans DESFONTAINES.

    Maison d'éducation, maison où l'on prend des enfants pour les instruire.

    Éducation professionnelle, éducation qui a pour but d'enseigner un art, un métier, une profession.

    Première éducation, soins et enseignements qui se donnent dans la première enfance.[Louis XIV] Recommandant votre enfance [du jeune roi Louis XV] à la tendre et respectable dépositaire [Mme de Ventadour] de votre première éducation, laquelle, en formant vos premières inclinations et, pour ainsi dire, vos premières paroles, fut sur le point de recueillir vos derniers soupirsMassillonPet. car. Ex. des grands.La première éducation est celle qui importe le plus, et cette première éducation appartient incontestablement aux femmes… parlez donc toujours aux femmes, par préférence, dans vos traités d'éducationRousseauÉm. I, Note au commencement.

  • 2En parlant des animaux domestiques, l'ensemble des moyens auxquels on a recours pour les rendre de bonne heure dociles à la volonté de l'homme et pour développer en eux les facultés de l'instinct et celles du corps, de manière qu'ils soient le plus utiles qu'il est possible.

    Soin que l'on prend pour produire et entretenir certains animaux, certaines plantes. L'éducation des abeilles, des vers à soie. L'éducation de cette plante est difficile.Les indigènes [de Madagascar], qui font de deux à quatre éducations par année, surveillent l'accouplement des papillons, la ponte et l'éclosion des jeunes chenilles [vers à soie] qu'aussitôt la naissance ils transportent…, Blanchard, Acad. des sc. Comptes rendus t. LVI, p. 621.

  • 3La connaissance et la pratique des usages du monde.

  • Ce jeune homme est sans éducation.Elle paraît avoir de l'éducationDancourtMme Artus, III, 7.

REMARQUE

Éducation est un mot récent ; autrefois on disait nourriture.

SYNONYME

ÉDUCATION, INSTRUCTION. L'instruction est relative à l'esprit et s'entend des connaissances que l'on acquiert et par lesquelles on devient habile et savant. L'éducation est relative à la fois au cœur et à l'esprit, et s'entend et des connaissances que l'on fait acquérir et des directions morales que l'on donne aux sentiments.

ÉTYMOLOGIE

Lat. educationem, de educare, éduquer.

SUPPLÉMENT AU DICTIONNAIRE

ÉDUCATION. - SYN. ÉDUCATION, INSTRUCTION., Ajoutez : " M. H. Martin rappelle que la substitution du terme " d'instruction publique " à celui " d'éducation nationale " est toute récente. Le second était seul employé en 89, et on le trouve dans tous les cahiers des États généraux.… M. Vacherot voudrait qu'on s'attachât à considérer l'instruction dans son vrai sens, en ne la séparant point de l'éducation ; car elle n'est, en réalité, autre chose que l'éducation de l'esprit, Arth. Mangin, Journ. offic. 24 fév. 1872, p. 1330, 3e col.Mais il faut remarquer que l'instruction s'enseigne, et que l'éducation s'apprend par un autre mode d'action du maître, quel qu'il soit.

 

ÉDUCATION, TRANSMISSION, ÉMANCIPATION

Problématiques envisageables :

Qui éduque-t-on ? Quel espace pour l’éducation des enfants ?Comment éduque-t-on ? Pourquoi éduque-t-on ? Quels seraient les principes d’une éducation idéale ? Quelle influence l’éducation a-t-elle sur la place et le rôle des femmes ?

La transmission, à quelles fins?

  • ( Vers la question d'analyse littéraire) Victor Hugo,   Les Quatre vents de l'Esprit,1853
  • Jean de La Fontaine,"L'Education",  Livre VIII, fable 24, Fables, 1678
  • Emile Zola, ​""Lettre à la jeunesse, 1897

La recherche d’une éducation idéale

Historique de la Renaissance au XVIIIème :

  • Rabelais, Chapitre 21 et 23 du Gargantua, l'abbaye de Thélème, 1534
  •  Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants » ,1580
  • Erasme, De l'éducation des enfants, 1529
  •  Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, 1762

+ éducation à l'époque médiévale

L’éducation, du moyen-âge au XVIIIème siècle

L’éducation des enfants est un sujet qui a donné lieu à de nombreux écrits et débats de Montaigne à nos jours en passant par les Lumières. Tant sur le contenu pédagogique que sur les méthodes d’apprentissage mais aussi sur les bénéficiaires de cette éducation 

1. Éducation au Moyen Âge (VIIe au XVe siècle) :

Quelles sont les grandes lignes de l’éducation médiévale ?

Que peut-on lui reprocher ?

2. Renaissance (XIVe au XVIe siècle) :

D'après les textes de Rabelais, Erasme et Montaigne, qu'est-ce qui définit l'éducation humaniste?

3. Siècle des Lumières (XVIIIe siècle) :

  • Rabelais, Chapitres 21 et 23 du Gargantua,  1534
  • Rabelais, Pantagruel, Lettre de Gargantua à son fils Pantagruel , 1532
  •  Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants » ,1580
  • Erasme, De l'éducation des enfants 1529
  •  Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, 1762
  •  Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, art. « Éducation. Dialogue entre un conseiller et un ex-jésuite », 1764

L’étude de Gargantua selon la discipline de ses précepteurs sophistes, Chapitre 21, orthographe modernisée , 1534

Il employait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens régents (3), alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere (4). Puis il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses esprits animaux (5) ; il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse étoffe frisée fourrée de renards ; après, il se peignait du peigne d’Almain (6), c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde. Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et morvait comme un archidiacre (7) et, pour abattre la rosée et le mauvais air, déjeunait de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime (8). Ponocrates (9) lui faisait observer qu’il ne devait pas tant se repaître (10) au sortir du lit sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit : « Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne mémoire : c’est pourquoi ils buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne (11) que mieux. Et Maître Tubal (12) (qui fut le premier de sa licence (13) à Paris) me disait que ce n’est pas tout de courir bien vite, mais qu’il faut partir de bonne heure. Aussi la pleine santé de notre humanité n’est pas de boire des tas, des tas, des tas, comme des canes, mais bien de boire le matin, d’où la formule : Lever matin n’est point bonheur ; Boire matin est le meilleur. » Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un gros bréviaire (14) emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le même temps venait son diseur d’heures (15), encapuchonné comme une huppe (16), et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne (17). Avec celui-ci, Gargantua marmonnait toutes ces kyrielles (18), et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un seul grain en terre. Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude (19), dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait plus que seize ermites (20). Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique (21), son âme était dans la cuisine.

1 - Précepteurs : maîtres.

2 - Sophistes : dans l’antiquité, le sophiste est une sorte d’enseignant. Ici, le terme est péjoratif et désigne un maître capable de soutenir tout et son contraire par des arguments subtils.

3 - Régents : maîtres.

 4 - Citation d’un psaume de l’Ancien Testament : Il est vain de se lever avant la lumière.

5 - Ses esprits animaux : selon la médecine de l’époque, liquide qui se propageait dans tout l’organisme pour y maintenir l’énergie vitale.

 6 - Jacques Almain était un théologien du début du XVIe siècle. Il y a là un jeu de mot (se peigner à la main).

 7 - Archidiacre : supérieur du curé.

8 - Soupes de prime : tranches de pain trempées dans un bouillon, qu’on mangeait au couvent à prime.

9 - Ponocrates est le nouveau maître de Gargantua. En grec, son nom signifie «bourreau de travail». 10 - Se repaître : se nourrir abondamment, engloutir.

11 - Le dîner est le déjeuner de l’époque.

 12 - Maître Tubal est l’ancien maître de Gargantua.

13 - Le premier de sa licence : le premier dans le diplôme obtenu à l’université.

14 - Bréviaire : livre de prière.

15 - Heures : prières.

16 - Le diseur d’heures est emmitouflé dans le capuchon de son manteau comme une huppe l’est dans ses plumes.

17 - Sirop de vigne : la périphrase désigne le vin.

18 - Ces kyrielles : ces suites ininterrompues, interminables de prières.

19 - Saint-Claude est une ville du Jura célèbre pour ses objets en buis

20 - Ermites : hommes vivant seuls dans la forêt.

 21 - Le poète comique : Térence l’auteur d’Eunuque.

 

L’Education de Ponocrates, chapitre 23 (Orthographe modernisée):

Puis il le soumit à un rythme de travail tel qu’il ne perdait pas une heure de la journée, mais consacrait au contraire tout son temps aux lettres et au noble savoir. Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin1. Tandis qu’on le frictionnait, on lui lisait quelques pages des Saintes Ecritures, à voix haute et claire, avec la prononciation convenable. Cet office était confié à un jeune page, originaire de Basché2, nommé Anagnostes3. (…)

                Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’on avait lu et lui expliquait les points les plus obscurs et les plus difficiles. Quand ils revenaient, ils considéraient l’état du ciel, notant s’il était tel qu’ils l’avaient remarqué le soir précédent, et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune ce jour-là.

                Cela fait, on l’habillait, on le peignait, on le coiffait, on l’apprêtait, on le parfumait et pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur et les confrontait avec quelques exemples pratiques concernant la vie humaine, ce qui leur prenait parfois deux ou trois heures, mais, d’ordinaire on s’arrêtait quand il était complètement habillé. Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture.

                Alors ils sortaient, en discutant toujours du sujet de la lecture et ils allaient se divertir au Grand Bracque, ou dans les prés et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle, s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercés l’esprit. Tous leurs jeux se faisaient en liberté, car ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait, et ils s’arrêtaient d’ordinaire quand la sueur leur coulait sur le corps, ou qu’ils étaient autrement fatigués. Alors, ils étaient très bien essuyés et frictionnés, ils changeaient de chemise, et allaient voir si le dîner était prêt en se promenant doucement. Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et avec éloquence quelques maximes retenues de la leçon.

                Cependant, Monsieur l’Appétit venait ; c’est au bon moment qu’ils s’asseyaient à table. Au commencement du repas, on lisait quelque histoire plaisante des anciennes prouesses[1] jusqu’à ce qu’il prît son vin. Alors, si on le jugeait bon, on continuait la lecture, ou ils commençaient à deviser joyeusement tous ensemble. Pendant les premiers mois, ils parlaient de la vertu, de la propriété, des effets et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. Ce faisant, Gargantua apprit en peu de temps tous les passages relatifs à ce sujet dans Pline, Athénée, Dioscoride, Julius Pollux, Gallien, Porphyre, Oppien, Polybe, Héliodore, Aristote, Elien et d’autres. Après s’être entretenus là-dessus, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à tables les livres en question. Gargantua retint si bien, si parfaitement ce qui se disait là-dessus qu’il n’y avait pas alors de médecin qui sût la moitié de ce qu’il savait. Après, ils parlaient des lectures du matin, et terminant leur repas par quelque confiture de coings, il se curait les dents avec un bout de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche et tous rendaient grâce à Dieu par quelques beaux cantiques à la louange de la munificence et bonté divines.

                Là-dessus, on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour y apprendre mille petits jeux et inventions nouvelles qui tous découlaient de l’arithmétique. De cette façon, il prît goût à la science des nombres et tous les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux cartes.

 

Rabelais - Pantagruel chapitre 8.

Pantagruel est le premier livre de François Rabelais, publié en 1532. Le titre complet de l'œuvre est « Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant Gargantua » Rabelais poursuivra en 1534 avec le récit des aventures du père de Pantagruel, Gargantua. Dans ces ouvrages, Rabelais relate les histoires d'une famille de géants de façon comique.

C'est pourquoi, mon fils, je t'engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un par un enseignement vivant et oral, l'autre par de louables exemples peuvent te former. J'entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues : premièrement le grec, comme le veut 0uintilien, deuxièmement le latin, puis l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison, et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin.
    Qu'il n'y ait pas d'étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t'aideras de l'Encyclopédie universelle des auteurs qui s'en sont occupés.
    Des arts libéraux : géométrie, arithmétique et musique, je t'en ai donné le goût quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans, continue.
    De l'astronomie, apprends toutes les règles, mais laisse-moi l'astrologie et l'art de Lullius comme autant d'abus et de futilités.
    Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie. Et quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y donnes avec soin : qu il n'y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons ; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l'Orient et du midi, que rien ne te soit inconnu.
    Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de l'autre monde qu'est l'homme.
    Et quelques heures par jour commence à lire l'Écriture sainte : d'abord le Nouveau Testament et les Épîtres des apôtres, écrits en grec, puis l'Ancien Testament, écrit en hébreu.
    En somme, que je voie en toi un abîme de science car, maintenant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l'étude pour apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison, et de secourir nos amis dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs. Et je veux que, bientôt, tu mesures tes progrès ; cela, tu ne pourras pas mieux le faire qu'en soutenant des discussions publiques, sur tous les sujets, envers et contre tous, et qu'en fréquentant les gens lettrés tant à Paris qu'ailleurs.
    Mais – parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n'entre pas en âme malveillante et que Science sans Conscience n'est que ruine de l'âme – tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à lui, en sorte que tu n'en sois jamais séparé par le péché.
    Méfie-toi des abus du monde ; ne prends pas à cour les futilités, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable pour tes prochains, et aime-les comme toi-même. Révère tes précepteurs. Fuis la compagnie de ceux à qui tu ne veux pas ressembler, et ne reçois pas en vain les grâces que Dieu t'a données. Et, quand tu t'apercevras que tu as acquis tout le savoir humain, reviens vers moi, afin que je te voie et que je te donne ma bénédiction avant de mourir. 

  Mon fils, que la paix et la grâce de Notre Seigneur soient avec toi. Amen.
    D'Utopie, ce dix-sept mars,
    Ton père, Gargantua.


 

Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants » ,1580 

Pour un enfant de maison noble qui recherche l'étude des lettres, non pour le gain (car un but aussi vil est indigne de la grâce et de la faveur des Muses; d'autre part il concerne les autres et dépend d'eux), ni autant pour les avantages extérieurs que pour les siens propres et pour qu'il s'enrichisse et s'en pare au-dedans, moi, ayant plutôt envie de faire de lui un homme habile. qu'un homme savant, je voudrais aussi qu'on fût soucieux de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine et qu'on exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale et l'intelligence que la science, et je souhaiterais qu'il se comportât dans l'exercice de sa charge d'une manière nouvelle. On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d'entrée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la piste 2 , en lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'ellemême, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas3 faisaient d'abord parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient. « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. » 4 Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel point il doit se rabaisser pour s'adapter à sa force. Faute d'apprécier ce rapport, nous gâtons tout: savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec une juste mesure, c'est l'une des tâches les plus ardues que je connaisse; savoir descendre au niveau des allures puériles du disciple et les guider est l'effet d'une âme élevée et bien forte. Je marche de manière plus sûre et plus ferme en montant qu'en descendant. Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une même façon d'enseigner et une pareille sorte de conduite, de diriger beaucoup d'esprits de tailles et formes si différentes, il n'est pas extraordinaire si, dans tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui récoltent quelque véritable profit de leur enseignement. Qu'ils ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de la leçon qu'il lui a faite, mais de lui dire leur sens et leur substance, et qu'il juge du profit qu'il en aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que l'élève viendra apprendre, qu'il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant de sujets différents pour voir s'il l'a dès lors bien compris et bien fait sien, en réglant l'allure de sa progression d'après les conseils pédagogiques de Platon

1. Un homme capable de bien juger.

2. Le mot piste évoque l'apprentissage,

3. Penseur et philosophe grec qui enseignait.

4. Citation latine : « l’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent s’instruire » phrase de Cicéron, De natura deorum, l, 5.

5. désigne le maître.

6. Régurgiter.

 

Erasme, De l'éducation des enfants, 1529

Tu vas me demander de t’indiquer les connaissances qui correspondent à l’esprit des enfants et qu’il faut leur infuser dès leur prime jeunesse. En premier lieu, la pratique des langues. Les tout-petits y accèdent sans aucun effort, alors que chez les adultes elle ne peut s’acquérir qu’au prix d’un grand effort. Les jeunes enfants y sont poussés, nous l’avons dit, par le plaisir naturel de l’imitation, dont nous voyons quelques traces jusque chez les sansonnets et les perroquets. Et puis – rien de plus délicieux – les fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles enfantines, tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit, pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du jugement et de la richesse de l’expression. Quoi de plus plaisant à écouter pour un enfant que les apologues d’Ésope qui, par le rire et la fantaisie, n’en transmettent pas moins des préceptes philosophiques sérieux ? Le profit est le même avec les autres fables des poètes anciens. L’enfant apprend que les compagnons d’Ulysse ont été transformés par l’art de Circé en pourceaux et en d’autres animaux. Le récit le fait rire mais, en même temps, il a retenu un principe fondamental de philosophie morale, à savoir : ceux qui ne sont pas gouvernés par la droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne sont pas des hommes mais des bêtes. Un stoïcien s’exprimerait-il plus gravement ? Et pourtant le même enseignement est donné par une fable amusante. Je ne veux pas te retenir en multipliant les exemples, tant la chose est évidente. Mais quoi de plus gracieux qu’un poème bucolique ? Quoi de plus charmant qu’une comédie ? Fondée sur l’étude des caractères, elle fait impression sur les non-initiés et sur les enfants. Mais quelle somme de philosophie y trouve-t-on en se jouant ! Ajoute mille faits instructifs que l’on s’étonne de voir ignorés même aujourd’hui par ceux qui sont réputés les plus savants. On y rencontre enfin des sentences brèves et attrayantes du genre des proverbes et des mots de personnages illustres, la seule forme sous laquelle autrefois la philosophie se répandait dans le peuple.

 

Émile, ou de l’Éducation Rousseau, 1762

Émile développe les principes d’une éducation idéale depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. Les quatre premiers livres abordent les questions par étape, à mesure qu’Émile grandit. Le dernier livre traite de l’éducation des filles à partir du cas de Sophie, éduquée pour devenir l’épouse idéale d’Émile.

Le lendemain matin, je lui propose un tour de promenade avant le déjeuner ; il ne demande pas mieux ; pour courir, les enfants sont toujours prêts, et celui-ci a de bonnes jambes. Nous montons dans la forêt, nous parcourons les Champeaux, nous nous égarons, nous ne savons plus où nous sommes ; et, quand il s'agit de revenir, nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps se passe, la chaleur vient, nous avons faim ; nous nous pressons, nous errons vainement de coté et d'autre, nous ne trouvons partout que des bois, des carrières, des plaines, nul renseignement pour nous reconnaitre. Bien échauffés, bien recrus, bien affamés, nous ne faisons avec nos courses que nous égarer davantage. Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile, que je suppose élève comme un autre enfant, ne délibère point, il pleure ; il ne sait pas que nous sommes à la porte de Montmorency, et qu'un simple taillis nous le cache ; mais ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa stature est enterré dans des buissons.

 Après quelques moments de silence, je lui dis d'un air inquiet : Mon cher Emile, comment ferons-nous pour sortir d'ici?

EMILE : en nage, et pleurant à chaudes larmes : Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim ; j'ai soif ; je n'en puis plus.

JEAN-JACQUES : Me croyez-vous en meilleur état que vous ? et pensez-vous que je me fisse faute de pleurer, si je pouvais déjeuner de mes larmes ? Il ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se reconnaître. Voyons votre montre ; quelle heure est-il ?

EMILE : Il est midi et je suis à jeun

JEAN-JACQUES : Cela est vrai, il est midi, et je suis à jeun.

EMILE : Que vous devez avoir faim !

JEAN-JACQUES : Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi : c'est justement l'heure où nous observions hier de Montmorency la position de la forêt. Si nous pouvions de même observer de la forêt la position de Montmorency !...

EMILE : Oui mais hier nous voyions la forêt, et d’ici nous ne voyons pas la ville

 JEAN-JACQUES : Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position !

EMILE : Ô mon bon ami !

JEAN-JACQUES : Ne disions-nous pas que la forêt était...

EMILE : Au nord de Montmorency

 JEAN-JACQUES : Par conséquent Montmorency doit être...

EMILE : Au sud de la forêt.

JEAN-JACQUES : Nous avons un moyen de trouver le nord à midi ?

EMILE : Oui, par la direction de l’ombre

JEAN-JACQUES : Mais le sud ?

EMILE : Comment faire ?

 JEAN-JACQUES : Le sud est à l'opposé du nord.

EMILE : Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. Oh ! Voilà le sud ! Voilà le sud ! sûrement Montmorency est de ce côté !

 JEAN-JACQUES : Vous pouvez avoir raison : prenons ce sentier à travers le bois.

EMILE : frappant des mains, et poussant un cri de joie : Ah ! Je vois Montmorency ! Le voilà tout devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose.

 

Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, art. « Éducation. Dialogue entre un conseiller et un ex-jésuite »

DIALOGUE

 

ENTRE UN CONSEILLER ET UN EX-JÉSUITE.

L’EX-JÉSUITE

 

         Monsieur, vous voyez le triste état où la banqueroute de deux marchands missionnaires m’a réduit. Je n’avais assurément aucune correspondance avec frère La Valette et frère Sacy (1) ; j’étais un pauvre prêtre du collège de Clermont dit Louis-Le-Grand, je savais un peu de latin et de catéchisme que je vous ai enseigné pendant six ans, sans aucun salaire. A peine sorti du collège, à peine, ayant fait semblant d'étudier en droit, avez-vous acheté une charge de conseiller au parlement, que vous avez donné votre voix pour me faire mendier mon pain hors de ma patrie, ou pour me réduire à y vivre bafoué avec seize louis et seize francs par an, qui ne suffisent pas pour me vêtir, et me nourrir, moi et ma sœur la couturière devenue impotente. Tout le monde m’a dit que ce désastre était advenu aux frères jésuites, non-seulement par la banqueroute de La Valette et Sacy, missionnaires, mais parce que frère La Chaise, confesseur, avait été un trigaud, et frère Le Tellier (2), confesseur, un persécuteur impudent : mais je n’ai jamais connu ni l’un ni l’autre ; ils étaient morts avant que je fusse né.

 

         On prétend encore que des disputes de jansénistes et de molinistes sur la grâce versatile et sur la science moyenne, ont fort contribué à nous chasser de nos maisons : mais je n’ai jamais su ce que c’était que la grâce. Je vous ai fait lire autrefois Despautère et Cicéron, les vers de Commire et de Virgile, le Pédagogue chrétien et Sénèque, les Psaumes de David en latin de cuisine, et les odes d’Horace à la brune Lalagé, et au blond Ligurinus, flavam religanti comam, renouant sa blonde chevelure. En un mot, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous bien élever ; et voilà ma récompense !

 

LE CONSEILLER.

         Vraiment, vous m’avez donné là une plaisante éducation ; il est vrai que je m’accommodais fort du blond Ligurinus. Mais lorsque j’entrai dans le monde, je voulus m’aviser de parler et on se moqua de moi ; j’avais beau citer les odes à Ligurinus et le Pédagogue chrétien, je ne savais ni si François 1er avait été fait prisonnier à Pavie, ni où est Pavie ; le pays même où je suis né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie : pas un mot de mathématiques, pas un mot de saine philosophie ; je savais du latin et des sottises.

 

L’EX-JÉSUITE.

 

         Je ne pouvais vous apprendre que ce qu’on m’avait enseigné. J’avais étudié au même collège jusqu’à quinze ans ; à cet âge, un jésuite m’enquinauda (1) : je fus novice, on m’abêtit pendant deux ans, et ensuite on me fit régenter. Ne voudriez-vous pas que je vous eusse donné l’éducation qu’on reçoit dans l’Ecole militaire ?

 

LE CONSEILLER.

         Non ; il faut que chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle il est destiné. Clairault était le fils d’un maître de mathématiques ; dès qu’il sut lire et écrire, son père lui montra son art ; il devint très bon géomètre à douze ans ; il apprit ensuite le latin, qui ne lui servit jamais à rien. La célèbre marquise du Châtelet apprit le latin en un an, et le savait très bien ; tandis qu’on nous tenait sept années au collège pour nous faire balbutier cette langue, sans jamais parler à notre raison.

 

         Quant à l’étude des lois, dans laquelle nous entrions en sortant de chez vous, c’était encore pis. Je suis de Paris, et on m’a fait étudier pendant trois ans les lois oubliées de l’ancienne Rome ; ma coutume me suffirait, s’il n’y avait pas dans notre pays cent quarante-quatre coutumes différentes.

 

         J’entendis d’abord mon professeur qui commença par distinguer la jurisprudence en droit naturel et droit des gens : le droit naturel est commun, selon lui, aux hommes et aux bêtes ; et le droit des gens, commun à toutes les nations, dont aucune n’est d’accord avec ses voisins.

 

         Ensuite on me parla de la loi des douze Tables, abrogée bien vite chez ceux qui l’avaient faite ; de l’édit du préteur, quand nous n’avons point de préteur ; de tout ce qui concerne les esclaves, quand nous n’avons point d’esclaves domestiques (au moins dans l’Europe chrétienne) ; du divorce, quand le divorce n’est pas encore reçu chez nous, etc., etc., etc.

 

         Je m’aperçus bientôt qu’on me plongeait dans un abîme dont je ne pourrais jamais me tirer. Je vis qu’on m’avait donné une éducation très inutile pour me conduire dans le monde.

 

         J’avoue que ma confusion a redoublé quand j’ai lu nos ordonnances ; il y en a la valeur de quatre-vingt volumes, qui presque toutes se contredisent : je suis obligé, quand je juge, de m’en rapporter au peu de bon sens et d’équité que la nature m’a donné ; et avec ces deux secours, je me trompe à presque toutes les audiences.

 

         J’ai un frère qui étudie en théologie pour être grand-vicaire ; il se plait bien davantage de son éducation : il faut qu’il consume six année à bien statuer s’il y a neuf chœurs d’anges, et quelle est la différence précise entre un trône et une domination ; si le Phison, dans le Paradis terrestre, était à droite ou à gauche du Géhon ; si la langue dans laquelle le serpent eut des conversations avec Eve était la même que celle dont l’ânesse se servit avec Balaam ; comment Melchisédech était né sans père et sans mère ; en quel endroit demeure Enoch, qui n’est point mort ; où sont les chevaux qui transportèrent Elie dans un char de feu, après qu’il eut séparé les eaux du Jourdain avec son manteau, et dans quel temps il doit revenir pour annoncer la fin du monde. Mon frère dit que toutes ces questions l’embarrassent beaucoup et ne lui ont encore pu procurer un canonicat de Notre-Dame, sur lequel nous comptions.

 

         Vous voyez, entre nous, que la plupart de nos éducations sont ridicules, et que celles qu’on reçoit dans les arts et métiers sont infiniment meilleures.

 

L’EX-JÉSUITE.

 

         D’accord ; mais je n’ai pas de quoi vivre avec mes quatre cent francs, qui font vingt-deux sous deux deniers par jour, tandis que tel homme, dont le père allait derrière un carrosse, a trente-six chevaux dans son écurie, quatre cuisiniers et point d’aumônier.

 

LE CONSEILLER.

 

 

         Eh bien ! je vous donne quatre cents autres francs de ma poche, c’est ce que Jean Despautère ne m’avait point enseigné dans mon éducation.

 

  

 

1 – « Les jésuites, dit d’Alembert (Sur la destruction des jésuites), faisaient le commerce à la Martinique ; la guerre leur ayant causé des pertes, ils voulurent faire banqueroute à leurs correspondants de Lyon et de Marseille ; un jésuite de France, à qui ses correspondants s’adressèrent pour avoir justice, leur parla comme le Rat retiré du monde :

 

Mes amis, dit le solitaire,

Les choses d’ici bas ne me regardent plus, etc.

 

Il leur offrit de dire la messe pour obtenir de Dieu, au lieu de l’argent qu’ils demandaient, la grâce de souffrir chrétiennement leur ruine. Ces négociants, volés et persifflés par les jésuites, les attaquèrent en justice réglée… » La Valette et Sacy furent condamnés le 19 Novembre 1759  et la sentence fut déclarée exécutoire contre toute la société le 29 Mai 1760. (G.A.)

 

2 – La Chaise et Le Tellier, confesseur de Louis XIV. (G.A.)

 

3 – Enquinauder, tromper quelqu’un en l’amusant, l’enjôler. La Fontaine équivoqua plaisamment sur ce mot, dans la satire le Florentin, faite contre le musicien Lullly, pour lequel le poète Quinault travaillait. Lully me demanda, écrit La Fontaine:

 

 

Du doux, du tendre, et semblables sornettes,

Petits morts, jargons d’amourettes,

Confits au miel ; bref, il m’enquinauda. (G.A.)

Dans l'Émile, Rousseau consacre les quatre premiers livres à décrire l’éducation idéale d’un jeune garçon. Le dernier livre traite de l’éducation des filles à partir du cas de Sophie, éduquée pour devenir l’épouse idéale d’Émile.

Faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu’elle en vaudra mieux pour elle et pour nous.
S’ensuit-il qu’elle doive être élevée dans l’ignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ? L’homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se privera-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu’il leur convient de savoir.

Soit que je considère la destination particulière du sexe, soit que j’observe ses penchants, soit que je compte ses devoirs, tout concourt également à m’indiquer la forme d’éducation qui lui convient. La femme et l’homme sont faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous. Pour qu’elles aient le nécessaire, pour qu’elles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent ; il ne leur suffit pas d’être sages, il faut qu’elles soient reconnues pour telles ; leur honneur n’est pas seulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il n’est pas possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse jamais être honnête.

L’homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le jugement public ; mais la femme en bien faisant, n’a fait que la moitié de sa tâche, et ce que l’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre : l’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les femmes. De la bonne constitution des mères dépend d’abord celle des enfants ; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.

 

L’éducation, du moyen-âge au XVIIIème siècle

Toute la classe : vidéo sur éducation médiévale :

1. Éducation au Moyen Âge (VIIe au XVe siècle) :

  • Quelles sont les grandes lignes de l’éducation médiévale ?
  • Que peut-on lui reprocher ?

Groupe 1 :

  • Renaissance Texte 1 et 2, Rabelais
  • Comparez les deux éducations proposées. Que critique Rabelais, que prône-t-il ?

Groupe 2 : La lettre du père de Pantagruel

  • Comment se définit l’éducation humaniste à travers cette lettre ?Justifiez

Groupe 3 : Montaigne et Erasme

  • Que critique Montaigne et quelle éducation prône-t-il ?
  • En quoi l’exemple des fables chez Erasme  illustre-t-il une pensée humaniste de l’éducation ?
  • Quel(s) point(s) commun(s) peut-on trouver dans les textes d’Erasme et de Montaigne ?

Groupe 4 :

XVIIIème, siècle des Lumières

  • Quelle est la thèse de Rousseau à propos de l’éducation ?
  • Texte complémentaire sur l’éducation des femmes : Sur quoi repose l’argumentation de Rousseau pour justifier sa vision de l’éducation des femmes ? Quelle est sa thèse ?
  •  

Souvenirs d’école :

Portraits d’enseignants ( XIXèmeau XXIème)

  • Peter Weir, Le cercle des poètes disparus, , 1990
  • Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane
  • Gustave Flaubert, Madame Bovary
  • Jules Vallès, L’enfant
  • Charles Juliet, Lambeaux
  • Albert Camus, Le Premier Homme (posthume)
  • Le Cercle des poètes disparus - Les Programmes - Forum des images

    Le cercle des poètes disparus, Peter Weir, 1990

    Todd Anderson, un garçon plutôt timide, est envoyé dans la prestigieuse académie de Welton, réputée pour être l'une des plus fermées et austères des États-Unis, là où son frère avait connu de brillantes études.
    C'est dans cette université qu'il va faire la rencontre d'un professeur de lettres anglaises plutôt étrange, Mr Keating, qui les encourage à toujours refuser l'ordre établi. Les cours de M. Keating vont bouleverser la vie de l'étudiant réservé et de ses amis.

     

    Sujet 1

    Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715

    Comme ils n’avaient pour tout bien que leurs gages1, j’aurais couru le risque d’être assez mal élevé, si je n’eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Perez. Il était frère aîné de ma mère et mon parrain. Représentez-vous un petit homme haut de trois pieds et demi, extraordinairement gros, avec une tête enfoncée entre les deux épaules : voilà mon oncle. Au reste, c’était un ecclésiastique qui ne songeait qu’à bien vivre, c’est-à-dire qu’à faire bonne chère ; et sa prébende2 , qui n’était pas mauvaise, lui en fournissait les moyens. Il me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Je lui parus si éveillé, qu’il résolut de cultiver mon esprit. Il m’acheta un alphabet, et entreprit de m’apprendre lui- même à lire ; ce qui ne lui fut pas moins utile qu’à moi ; car, en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu’il avait toujours fort négligée, et, à force de s’y appliquer, il parvint à lire couramment son bréviaire, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il aurait encore bien voulu m’enseigner la langue latine ; c’eût été autant d’argent épargné pour lui ; mais, hélas ! le pauvre Gil Perez ! il n’en avait de sa vie su les premiers principes.

  • Objet de valeur, bien mobilier remis pour garantir le paiement d'une dette.
  • Revenu fixe qui était accordé à un ecclésiastique.
  • Quel rapport entre maître et élève est décrit ? Justifiez
    • Selon vous, le description faite de Gil Perez est-elle celle d’un bon enseignant ? ? Vous développerez votre réponse en nuançant votre propos et en prenant soin de l’illustrer grâce au texte ci-dessus et au corpus fourni.

    Sujet 2

    Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1856

     Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études : Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge. [ ] Cependant, sous la pluie des pensums1, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse2, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita. Que cherchez-vous ? demanda le professeur. Ma cas… , fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets. Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le Quos ego3, une bourrasque nouvelle. Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque : Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum. Puis, d’une voix plus douce : Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée !

  • Travail supplémentaire imposé à un élève par punition.
  • Un banc où le professeur faisait asseoir les élèves problématiques pour  garder un œil sur eux.
  • Phrase terminée ou non, exprimant une menace
  • Comment l’écriture marque-t-elle l’autorité professorale ? Justifiez
  • Comment l’autorité professorale peut-elle se justifier ? Vous développerez votre réponse en nuançant votre propos et en prenant soin de l’illustrer grâce au texte ci-dessus et au corpus fourni.
  • Jules Vallès, L’enfant , 1878

    J’ai pour professeur un petit homme à lunettes cerclées d’argent, au nez et à la voix pointus, avec un brin de moustache, des bouts de jambes un peu cagneuses, - elles ne l’empêcheront pas de faire son chemin, - insinuant, fouilleur, chafouin, furet, belette, taupe : il arrive de Paris, où il a été reçu, comme Turfin, un des premiers à l’agrégation ; il y a laissé des protecteurs que son esprit de gringalet amuse ; il en a rapporté une femme amusante, jolie, et qui trouve tous ces provinciaux bien sots. M.Larbeau, c’est son nom, se fiche un peu de ses élèves, - il est caressant avec les fils des influents, qu’il ménage et auprès de qui il a conquis une popularité parce qu’il les traite comme de grands garçons, mais il n’est pas rosse 1 pour les autres. Pourvu qu’on rie de ce qu’il dit ! il fait des calembours et propose quelquefois des charades ; on l’appelle le Parisien. Je crois qu’il me trouve un peu couenne, - parce que ses blagues ne m’amusent pas ; puis, il a entendu dire, par un camarade qui prend les répétitions avec lui, que j’ai voulu être cordonnier et que maintenant j’aimerais être forgeron. Je lui semble commun ; ma mère d’ailleurs lui paraît vulgaire et mon père lui fait l’effet d’un pauvre diable. Mais il ne me tourmente pas, il a l’air de me croire, même quand je dis que j’ai oublié mes devoirs, ou que je me suis trompé de leçon.

  • De caractère injuste, d'une ironie méchante.
  • Charles Juliet, Lambeaux , 1995

    Un homme doux, bourru, méditatif, aux yeux bleu pâle, bons et malicieux, cerclés de petites lunettes rondes. Avec une ample barbe grise, une épaisse tignasse blanche, aux longues mèches rebelles, qui lui tombent sur le front, et qu’à tout moment, d’un geste machinal, il repousse en arrière. Il te paraît ineffablement vieux. Les matins d’hiver, il prend sa chaise et vient s’installer près du poêle. Aussitôt vous l’imitez, vous disposant en cercle, genoux contre genoux. Le poêle ronfle, le bois qui brûle sent bon, tu peux voir par la fenêtre les fines branches nues des bouleaux osciller dans le vent, et tu t’abandonnes à cette quiétude, t’enivres du bien-être qui naît de cette chaleur et cette intimité. Il s’exprime avec lenteur, d’une voix grave et basse, attentif à ce qu’il lit sur vos visages. Tu l’écoutes avec une concentration si totale que ses paroles se gravent dans ta mémoire, et que la leçon qu’il fait, tu n’auras pas à l’apprendre. Combien tu aimes l’école ! Chaque fois que tu pousses la petite porte de fer et t’avances dans la cour, tu pénètres dans un monde autre, deviens une autre petite fille, et instantanément, tu oublies tout du village et de la ferme. Ce qui constitue ton univers le maître, les cahiers et les livres, le tableau noir, l’odeur de la craie, les cartes de géographie, ton plumier et ton cartable, cette blouse noire trop longue que tu ne portes que les jours de classe tu le vénères. Et la veille des grandes vacances, alors que les autres, au comble de l’excitation, crient, chantent et chahutent, tu quittes l’école en pleurant. Les deux dernières années, quand venait ton tour d’être interrogée, il renonçait à vérifier si tu savais ta leçon, t’attribuait d’office la meilleure note. Ton sérieux, ta maturité et ta soif d’apprendre l’avaient impressionné, et bien qu’il ne t’eût jamais rien dit de ce qu’il pensait de toi, tu sentais qu’il te voyait comme un petit phénomène et te tenait en particulière estime. Un jour, bien plus tard, alors que prise de nostalgie, tu revivais les heures avides et enchantées que tu avais connues là, dans cette petite salle de classe, à littéralement boire ses paroles, tu oses t’avouer que tu avais fini par le considérer comme un père. Un père que tu as aimé ainsi qu’on aime à cet âge, d’un amour entier, violent, absolu. La veille des vacances, tu quittais l’école en pleurant, moquée par tes camarades. Mais prisonnière de ton chagrin, tu avançais parmi eux en aveugle, hébétée, ne percevant rien de ce qui t’entourait.

    Albert Camus, Le Premier Homme (posthume) , 1994

    Celui-là n’avait pas connu son père, mais il lui en parlait souvent sous une forme un peu mythologique, et dans tous les cas, à un moment précis, il avait su remplacer ce père. C’est pourquoi Jacques ne l’avait jamais oublié, comme si, n’ayant jamais éprouvé réellement l’absence d’un père qu’il n’avait jamais connu, il avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet. Pour le moment, Monsieur Bernard était là devant Jacques dans son petit appartement des tournants Rovigo, presque au pied de la casbah, un quartier qui dominait la ville et la mer, occupé par des petits commerçants de toutes races et toutes religions, où les maisons sentaient à la fois les épices et la pauvreté. Il était là, vieilli, le cheveu plus rare, des taches de vieillesse derrière le tissu maintenant vitrifié des joues et des mains, se déplaçant plus lentement, que jadis, et visiblement content dès qu’il pouvait se rasseoir dans son fauteuil de rotin près de la fenêtre qui donnait sur la rue commerçante et où pépiait un canari, attendri aussi par l’âge et laissant paraître son émotion, ce qu’ il n’eût pas fait auparavant, mais droit encore, et la voix forte et faible, comme au temps où, planté devant sa classe, il disait : « En rangs par deux. Par deux ! Je n’ai pas dit par cinq ! » Et la bousculade cessait, les élèves, Monsieur Bernard était craint et adoré en même temps, se rangeaient le long du mur extérieur dans la galerie du premier étage, jusqu’ à ce que, les rangs enfin réguliers et immobiles, les enfants silencieux, un « Entrez maintenant, bande de tramousses 1 » les libérait, leur donnant le signal du mouvement et d’une animation plus discrète que Monsieur Bernard, solide, élégamment habillé, son fort visage régulier couronné de cheveux un peu clairsemés mais bien lisses, fleurant l’eau de Cologne, surveillait avec bonne humeur et sévérité.

  • Graines de lupin

TEXTES COMPLEMENTAIRES : Azouz Begag : Le gone du Chaâba

1.La remise des compositions (extraits p.87-90)

- Allez ! nous presse le maître, asseyez-vous vite ! Je vais commencer par vous rendre les compositions et les classements, puis nous terminerons la leçon de géographie de la dernière fois. Tandis qu'un vent d'angoisse se met à souffler dans les rangs, M. Grand s'assied derrière une pile de copies qu'il a posée sur son bureau, à côté des carnets scolaires que nos parents devront signer. Des émotions fortes commencent à me perturber le ventre. Je pense au moment où M. Grand va dire : "Untel, premier ; Untel, deuxième." Peut-être donnera-t-il d'abord le numéro de classement, puis le nom de l'élu ? Premier : Azouz Begag ? Non. Ce n'était qu'un exemple. Chacun sait que c'est Laville qui va gagner la course. Bon, alors récapitulons. Il va annoncer : "Premier : Laville." Et après ? Deuxième ? Comme tous ceux qui espèrent, je fixerai les lèvres du maître pour voir mon nom sortir de sa bouche avant qu'il ne parvienne à nos oreilles. Si ce n'est pas moi, le deuxième, il faudra attendre la suite. Je préfère ne pas penser aux affres de cette torture. Quelques élèves marquent des signes d'impatience. Le maître se lève, s'avance au milieu de l'allée centrale, la pile de carnets à la main, et lance le verdict : - Premier... La classe se raidit. - Premier : Ahmed Moussaoui. Stupéfaction. Horreur. Injustice. Le bruit et les choses se figent brutalement dans la classe. Personne ne regarde l'intéressé. Lui, Moussaoui, premier de la classe ! C'est impossible. Il ne doit même pas savoir combien font un plus un. Il ne sait pas lire, pas écrire. Mais comment at-il pu ?... Le visage de Laville s'éteint. Il était persuadé d'être premier et le voilà grillé par un fainéant d'envergure supérieure, même pas un Français. Le visage de M. Grand est impassible. Ses yeux restent rivés au papier qu'il tient dans les mains. Il ouvre à nouveau la bouche : - Deuxième : Nasser Bouaffia. Cette fois-ci, c'est moi qui vacille. Le maître doit être en train de lire son papier à l'envers, peut-être en arabe. Je tourne la tête vers Nasser. Ses yeux écarquillés se perdent dans le vide; il tente de deviner, dans le visage de chacun de nous, un signe, la preuve qu'une conspiration a été montée contre lui, mais aucune réponse ne lui parvient. C'est peut-être un miracle... Je me tourne du côté de Moussaoui. Le scepticisme se lit sur ses traits. Et Laville se décompose de seconde en seconde. M. Grand lève un il malicieux sur nous. Ça y est ! Je sais ce qu'il est en train de faire. Il continue d'annoncer les classements alors que quelques élèves commencent à sourire dans les rangs. - ... Francis Rondet : avant-avant-dernier. Azouz Begag : avant-dernier. Et notre bon dernier : Jean-Marc Laville. Maintenant, on rit de bon c ur dans la classe, y compris M. Grand qui commence à distribuer les carnets de composition. Il s'avance vers Moussaoui et lui annonce avec dédain : - Irrécupérable ! Le voyou acquiesce d'un signe de la tête, l'air de dire: ton classement, je me le carre où tu penses ! Puis à Nasser: - Irrécupérable ! Celui dont la mère avait tenté de me corrompre saisit son carnet puis se met à pleurer. - C'est trop tard pour pleurer, dit M. Grand. Il fallait travailler avant... Il arrive enfin vers moi et son visage s'illumine : - Je suis très content de votre travail. Continuez comme ça et tout ira bien. Il ne reste plus que Laville : - Félicitations, Jean-Marc. Votre travail est excellent. Je saisis mon carnet à pleines mains, avec une émotion si intense que j'ai envie de pousser un cri, d'embrasser le maître, en pensant à la fierté que va connaître mon père en apprenant la nouvelle. Le maître a inscrit dans une colonne : deuxième sur vingt-sept ; et dans une autre : très bon travail. Élève intelligent et travailleur. Je ne sais que dire, que faire, qui regarder. Là- bas, au premier rang, Laville jubile lui aussi, les yeux hypnotisés par le chiffre 1. - A partir de demain, me suggère M. Grand, vous vous installerez à côté de Jean-Marc Laville. - Oui, m'sieur, dis-je sans chercher à savoir pourquoi. Laville se retourne vers moi, sourit comme un lauréat sourit à son dauphin. Je joue son jeu. M. Grand reprend alors son cours de géographie.

2.La rentrée dans une nouvelle école (extraits p.183-184)

- Les élèves du CM2, par ici! C'est Mme Valard, la nouvelle maîtresse. Enrobée dans une blouse verdâtre qui ne l'avantage guère, elle a grise mine, avec ses petites lunettes rondes et ses lèvres trop fines. - Allez, vous me suivez, dit-elle une fois que nous sommes tous réunis derrière elle. Nous nous installons dans la classe, la maîtresse derrière son bureau. Elle dit en parcourant des yeux les rangs: - Je vois que je connais beaucoup d'entre vous, déjà. Nous étions ensemble l'année dernière. Puis, en fixant le bureau à ma droite: - Je vois qu'Alain Taboul n'arrive toujours pas à se séparer de son frère Les deux intéressés, que j'avais pris pour deux compatriotes, tellement leur teint est foncé et leurs cheveux sont frisés, sourient bêtement. Avec des prénoms comme ça, ils ne doivent pas être arabes. La maîtresse reprend: - Nous avons un nouveau aussi?! Elle me fixe. Dans les rangs, toutes les têtes se tournent curieusement vers moi. Mme Valard tient à la main mon carnet scolaire, celui que M. Grand lui a certainement envoyé pour préciser mon pedigree. Elle dit tout fort: - Ah! Ah! Nous avons un petit génie avec nous! J'ai baissé les yeux et elle a parlé d'autre chose. Je me suis senti mal dans ma peau.

3.La rentrée au lycée. (extraits p.202-210)

 Le lycée Saint-Exupéry est situé à la Croix-Rousse, à un quart d'heure de la maison. En ce jour de rentrée scolaire, devant l'arrêt du bus qui mène à l'école, l'angoisse et l'excitation se mêlent dans ma tête. Hier soir, Emma m'a astiqué comme son frigo, dans la bassine verte. J'ai la peau blanche. Les autres élèves qui attendent le bus avec moi me regardent de temps à autre, penauds, timides, aussi blancs que moi. ( ) Le lycée se trouve juste en face de l'arrêt du bus. Majestueux. Je marche seul, à côté de trois élèves qui semblent se connaître depuis longue date et qui racontent leurs vacances. Je pénètre avec eux dans l'immense cour centrale. Devant les listes affichées sur les murs, des dizaines d'élèves se pressent. Et quelqu'un de hurler: - Chouette! On est ensemble. Les autres, comme moi, restent impassibles. M'efforçant de prendre un air d'habitué pour ne pas faire pitié, je cherche mon nom. Là! Sixième B. Salle 110. Je jette un coup d' il sur les noms suivants. Pas de compatriotes dans la sixième B. ( ) 8 heures sonnent. Les élèves dispersés dans la cour se rangent devant les piliers. L'effectif de la sixième B est maintenant réuni. Soudain, je me mets à rêver au Chaâba , à Léo-Lagrange , à tous ceux que je retrouvais les matins devant le portail ( ) La nostalgie me serre le coeur. ( ) Le directeur se présente, dit que les choses sérieuses vont commencer maintenant, avant de nous inviter à rejoindre nos classes et nos professeurs principaux. J'ai tellement envie de retourner chez M. Grand! ( ) Un peu plus tard, le professeur arrive en trombe dans la classe, balaie d'un regard précis chacun de nos visages, referme la porte derrière lui, nous salue d'un sourire et s'installe derrière son bureau monté sur une estrade. Il fixe les couples d'élèves qui se sont placés au fond de la classe et leur lance: - Je vous fais peur? Allez, venez vous installer au premier rang. Tout le monde s'exécute, et deux élèves viennent s'asseoir juste devant notre bureau. - Vous n'êtes pas mieux comme ça? fait le prof, un peu ironique. - Si, si, m'sieur, répond l'un d'eux en croyant que la question s'adressait à lui. Le prof poursuit: - Mon nom est Emile Loubon. (Il l'écrit au tableau.) Je suis votre professeur principal et votre professeur de français. Tous les lundis matin, nous serons dans cette salle. Puis il nous parle du fonctionnement du lycée, du déroulement des cours, nous livre l'emploi du temps et, au bout d'une demi-heure, nous propose de remplir une fiche de renseignements qui lui servira à mieux nous connaître. - Vous écrirez d'abord vos nom et prénom, votre adresse, la profession de votre père, de votre mère, le nombre de frères et soeurs que vous avez.Il a du charme, M. Loubon, avec son visage carré, ses mâchoires larges, sa bouche bien dessinée, ses yeux ronds et marron sur son teint mat. Ses cheveux bruns, abondants, grisonnent à quelques endroits et le vieillissent légèrement. Il y a des profs que l'on sent tout de suite, avec qui on est sûr que tout va marcher. M. Loubon est de ceux-là. Et il y a les autres, comme Mme Valard. Le premier contact vous dégoûte de l'école. ( ) Pendant que je remplis ma fiche de renseignements, le prof descend dans les rangs pour ramasser les papiers de ceux qui ont déjà fini. Il parvient à mon rang, penche sa tête par- dessus mon épaule pour voir mon nom. Je me retourne. Et, à cet instant, lorsque nos regards se croisent, se mélangent, je sens qu'il y a au fond de cet homme quelque chose qui me ressemble et qui nous lie. Je ne saurais dire quoi. Il retourne à son bureau, scrute les fiches et les visages correspondants, commente parfois un léger détail, demande des précisions complémentaires. Puis il me fixe: ma fiche est entre ses mains. Je déteste ces situations où l'on est obligé de tout dire de soi. Ça y est, il va me poser des questions. - Comment se prononce votre prénom en arabe? demande-t-il sur un ton amical. Je me sens vidé d'un seul coup. Heureusement que les Taboul ne sont pas dans la classe, sinon, qu'aurais-je répondu? Que je n'étais pas arabe? Peut-être y a-t-il d'autres Taboul autour de moi? Le prof attend une réponse. Comment lui dire que je n'ai pas envie de dévoiler ma nature à tous ces élèves qui sont maintenant en train de m'observer comme une bête de cirque? J'ai envie de lui dire: je ne suis pas celui que vous croyez, mon bon monsieur, mais c'est impossible. J'ai la sensation qu'il sait déjà tout de mon histoire. Je réponds malgré tout: - On dit Azouz, m'sieur. - Vous êtes Algérien?!... - Oui, m'sieur, dis-je timidement. Maintenant, je suis pris au piège. Plus d'issue possible. - De quelle région êtes-vous? - De Sétif, m'sieur. Enfin, je veux parler de mes parents. Moi, je suis né à Lyon, à l'hôpital Grange-Blanche. ( ) M. Loubon reprend la parole, pour se présenter cette fois: - Moi aussi j'habitais en Algérie. A Tlemcen. C'est près d'Oran. Vous connaissez? - Non, m'sieur. Je ne suis jamais allé en Algérie. - Eh bien, vous voyez: moi je suis Français et je suis né en Algérie, et vous, vous êtes né à Lyon mais vous êtes Algérien. Il sourit avant de poursuivre: - Je suis venu en France quelque temps après l'indépendance - Alors, vous êtes un pied-noir, m'sieur? lui dis-je, en connaisseur. - Un rapatrié d'Algérie, oui. On dit pied-noir aussi.

    Portraits d’élèves (XIXèmeau XXIème)

    • Nathalie Sarraute, Enfance
    • André Gide, Si le grain ne meurt

                Les femmes et l’éducation : une question d’émancipation

    XVIIIème

    • Laclos, Les liaisons dangereuses,lettre 81, 1782
    • Laclos, Des femmes et de leur éducation , 1783
    • Rousseau ( Sophie)
    • XIXème
    • Flaubert, Madame Bovary, 1856
    • Louise Michel, Mémoires , 1886

    XXème    + étude de l'image XXIème    

    • Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949
    • Woolf, Une chambre à soi,1929
    • Série d'images publicitaire ( La figure féminine début XXème)
    • Batti, The thinker, 2014

     

     

     

     

Les lois Jules Ferry sur l'école (6)

Vers l'essai :Les cours exclusivement en distanciel peuvent-ils être notre futur?

As It Used To Be - Vostfr

AS IT USED TO BE (2013)
Réalisé par Clément Gonzalez.
Produit par le Collectif 109.
81 Sélections / 37 Prix.

Synopsis:
Dans un futur proche, les professeurs ne donnent cours que devant une salle vide et une simple webcam, retransmettant la leçon sur internet. Un professeur d'histoire va voir son quotidien bousculé quand une élève franchit la porte de sa salle...

La transmission, à quelles fins?

L'écolier 1956, Doisneau

L'écolier 1956, Doisneau

Ecrit après la visite d'un bagne

Chaque enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne.
Quatrevingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne
Ne sont jamais allés à l'école une fois,
Et ne savent pas lire, et signent d'une croix.
C'est dans cette ombre-là qu'ils ont trouvé le crime.
L'ignorance est la nuit qui commence l'abîme.
Où rampe la raison, l'honnêteté périt.

Dieu, le premier auteur de tout ce qu'on écrit,
A mis, sur cette terre où les hommes sont ivres,
Les ailes des esprits dans les pages des livres.
Tout homme ouvrant un livre y trouve une aile, et peut
Planer là-haut où l'âme en liberté se meut.
L'école est sanctuaire autant que la chapelle.
L'alphabet que l'enfant avec son doigt épelle
Contient sous chaque lettre une vertu ; le coeur
S'éclaire doucement à cette humble lueur.
Donc au petit enfant donnez le petit livre.
Marchez, la lampe en main, pour qu'il puisse vous suivre.

La nuit produit l'erreur et l'erreur l'attentat.
Faute d'enseignement, on jette dans l'état
Des hommes animaux, têtes inachevées,
Tristes instincts qui vont les prunelles crevées,
Aveugles effrayants, au regard sépulcral,
Qui marchent à tâtons dans le monde moral.
Allumons les esprits, c'est notre loi première,
Et du suif le plus vil faisons une lumière.
L'intelligence veut être ouverte ici-bas ;
Le germe a droit d'éclore ; et qui ne pense pas
Ne vit pas. Ces voleurs avaient le droit de vivre.
Songeons-y bien, l'école en or change le cuivre,
Tandis que l'ignorance en plomb transforme l'or.

Je dis que ces voleurs possédaient un trésor,
Leur pensée immortelle, auguste et nécessaire ;
Je dis qu'ils ont le droit, du fond de leur misère,
De se tourner vers vous, à qui le jour sourit,
Et de vous demander compte de leur esprit ;
Je dis qu'ils étaient l'homme et qu'on en fit la brute ;
Je dis que je nous blâme et que je plains leur chute ;
Je dis que ce sont eux qui sont les dépouillés ;
Je dis que les forfaits dont ils se sont souillés
Ont pour point de départ ce qui n'est pas leur faute ;
Pouvaient-ils s'éclairer du flambeau qu'on leur ôte ?
Ils sont les malheureux et non les ennemis.
Le premier crime fut sur eux-mêmes commis ;
On a de la pensée éteint en eux la flamme :
Et la société leur a volé leur âme.

Victor Hugo, Jersey, 27 février 1853, Les Quatre vents de l'Esprit.

 

 Jean de La Fontaine, 
L'Education,  Livre VIII, fable 24, 
Fables

L’ÉDUCATION

Laridon (1) et César, frères dont l'origine
Venait de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
A deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient l'un les forêts, et l'autre la cuisine.
Ils avaient eu d'abord chacun un autre nom ;
               Mais la diverse nourriture
Fortifiant en l'un cette heureuse nature,
En l'autre l'altérant, un certain marmiton
               Nomma celui-ci Laridon :
Son frère, ayant couru mainte haute aventure,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang :
Laridon négligé témoignait sa tendresse
               À l'objet le premier passant.
               Il peupla tout de son engeance :
Tournebroches (2) par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,
               Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas (3) toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,
Ô combien de Césars deviendront Laridons !

Lettre à la jeunesse, 14 décembre 1897, Emile Zola

Émile Zola s’est adressé plusieurs fois à la jeunesse, notamment dans cette lettre ouverte parue en brochure pendant l’affaire Dreyfus*.​

Ô jeunesse, jeunesse ! Je t’en supplie, songe à la grande besogne qui t’attend. Tu es l’ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce siècle prochain, qui, nous en avons la foi profonde, résoudra les problèmes de vérité et d’équité, posés par le siècle finissant. Nous, les vieux, les aînés, nous te laissons le formidable amas de notre enquête, beaucoup de contradictions et d’obscurités peut-être, mais à coup sûr l’effort le plus passionné que jamais siècle ait fait vers la lumière, les documents les plus honnêtes et les plus solides, les fondements mêmes de ce vaste édifice de la science que tu dois continuer à bâtir pour ton honneur et pour ton bonheur. Et nous ne te demandons que d’être encore plus généreuse, plus libre d’esprit, de nous dépasser par ton amour de la vie normalement vécue, par ton effort mis entier dans le travail, cette fécondité des hommes et de la terre qui saura bien faire enfin pousser la débordante moisson de joie, sous l’éclatant soleil. Et nous te céderons fraternellement la place, heureux de disparaître et de nous reposer de notre part de tâche accomplie, dans le bon sommeil de la mort, si nous savons que tu nous continues et que tu réalises nos rêves.

Jeunesse, jeunesse ! Souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang.

*L’affaire Dreyfus a pour origine une erreur judiciaire sur fond d’espionnage et d'antisémitisme, dont la victime est le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935), français et alsacien d'origine, et juif. Cette affaire a bouleversé la société française pendant douze ans, de 1894 à 1906.
La révélation de ce scandale, dans « J'Accuse…! », un article d’Émile Zola, paru en 1898 dans L'Aurore, journal de Clemenceau , provoque une succession de crises politiques et sociales uniques en France. À son paroxysme, en 1899, elle révèle les clivages de la France de la Troisième République. Elle divise profondément et durablement les Français en deux camps opposés, dreyfusards et antidreyfusards. Cette affaire est le symbole moderne et universel de l'iniquité  au nom de la raison d'État. Enfin, elle suscite de très violentes polémiques nationalistes et antisémites, diffusées par une presse influente.

La recherche d'une éducation idéale

L’étude de Gargantua selon la discipline de ses précepteurs sophistes, Chapitre 21, orthographe modernisée :

Il employait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf heures, qu’il fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens régents (3), alléguant ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere (4). Puis il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses esprits animaux (5) ; il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue robe de grosse étoffe frisée fourrée de renards ; après, il se peignait du peigne d’Almain (6), c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde. Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et morvait comme un archidiacre (7) et, pour abattre la rosée et le mauvais air, déjeunait de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime (8). Ponocrates (9) lui faisait observer qu’il ne devait pas tant se repaître (10) au sortir du lit sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit : « Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne mémoire : c’est pourquoi ils buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne (11) que mieux. Et Maître Tubal (12) (qui fut le premier de sa licence (13) à Paris) me disait que ce n’est pas tout de courir bien vite, mais qu’il faut partir de bonne heure. Aussi la pleine santé de notre humanité n’est pas de boire des tas, des tas, des tas, comme des canes, mais bien de boire le matin, d’où la formule : Lever matin n’est point bonheur ; Boire matin est le meilleur. » Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand panier un gros bréviaire (14) emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le même temps venait son diseur d’heures (15), encapuchonné comme une huppe (16), et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne (17). Avec celui-ci, Gargantua marmonnait toutes ces kyrielles (18), et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas un seul grain en terre. Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude (19), dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait plus que seize ermites (20). Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme dit le poète comique (21), son âme était dans la cuisine.

 

1 - Précepteurs : maîtres. 2 - Sophistes : dans l’antiquité, le sophiste est une sorte d’enseignant. Ici, le terme est péjoratif et désigne un maître capable de soutenir tout et son contraire par des arguments subtils. 3 - Régents : maîtres. 4 - Citation d’un psaume de l’Ancien Testament : Il est vain de se lever avant la lumière. 5 - Ses esprits animaux : selon la médecine de l’époque, liquide qui se propageait dans tout l’organisme pour y maintenir l’énergie vitale. 6 - Jacques Almain était un théologien du début du XVIe siècle. Il y a là un jeu de mot (se peigner à la main). 7 - Archidiacre : supérieur du curé. 8 - Soupes de prime : tranches de pain trempées dans un bouillon, qu’on mangeait au couvent à prime. 9 - Ponocrates est le nouveau maître de Gargantua. En grec, son nom signifie «bourreau de travail». 10 - Se repaître : se nourrir abondamment, engloutir. 11 - Le dîner est le déjeuner de l’époque. 12 - Maître Tubal est l’ancien maître de Gargantua. 13 - Le premier de sa licence : le premier dans le diplôme obtenu à l’université. 14 - Bréviaire : livre de prière. 15 - Heures : prières. 16 - Le diseur d’heures est emmitouflé dans le capuchon de son manteau comme une huppe l’est dans ses plumes. 17 - Sirop de vigne : la périphrase désigne le vin. 18 - Ces kyrielles : ces suites ininterrompues, interminables de prières. 19 - Saint-Claude est une ville du Jura célèbre pour ses objets en buis. 20 - Ermites : hommes vivant seuls dans la forêt. 21 - Le poète comique : Térence l’auteur d’Eunuque.

L’Education de Ponocrates, chapitre 23 (Orthographe modernisée):

Puis il le soumit à un rythme de travail tel qu’il ne perdait pas une heure de la journée, mais consacrait au contraire tout son temps aux lettres et au noble savoir. Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin1. Tandis qu’on le frictionnait, on lui lisait quelques pages des Saintes Ecritures, à voix haute et claire, avec la prononciation convenable. Cet office était confié à un jeune page, originaire de Basché2, nommé Anagnostes3. (…)
                Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’on avait lu et lui expliquait les points les plus obscurs et les plus difficiles. Quand ils revenaient, ils considéraient l’état du ciel, notant s’il était tel qu’ils l’avaient remarqué le soir précédent, et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune ce jour-là.
                Cela fait, on l’habillait, on le peignait, on le coiffait, on l’apprêtait, on le parfumait et pendant ce temps, on lui répétait les leçons du jour précédent. Lui-même les récitait par cœur et les confrontait avec quelques exemples pratiques concernant la vie humaine, ce qui leur prenait parfois deux ou trois heures, mais, d’ordinaire on s’arrêtait quand il était complètement habillé. Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture.
                Alors ils sortaient, en discutant toujours du sujet de la lecture et ils allaient se divertir au Grand Bracque, ou dans les prés et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle, s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercés l’esprit. Tous leurs jeux se faisaient en liberté, car ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait, et ils s’arrêtaient d’ordinaire quand la sueur leur coulait sur le corps, ou qu’ils étaient autrement fatigués. Alors, ils étaient très bien essuyés et frictionnés, ils changeaient de chemise, et allaient voir si le dîner était prêt en se promenant doucement. Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et avec éloquence quelques maximes retenues de la leçon.
                Cependant, Monsieur l’Appétit venait ; c’est au bon moment qu’ils s’asseyaient à table. Au commencement du repas, on lisait quelque histoire plaisante des anciennes prouesses[1] jusqu’à ce qu’il prît son vin. Alors, si on le jugeait bon, on continuait la lecture, ou ils commençaient à deviser joyeusement tous ensemble. Pendant les premiers mois, ils parlaient de la vertu, de la propriété, des effets et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. Ce faisant, Gargantua apprit en peu de temps tous les passages relatifs à ce sujet dans Pline, Athénée, Dioscoride, Julius Pollux, Gallien, Porphyre, Oppien, Polybe, Héliodore, Aristote, Elien et d’autres. Après s’être entretenus là-dessus, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à tables les livres en question. Gargantua retint si bien, si parfaitement ce qui se disait là-dessus qu’il n’y avait pas alors de médecin qui sût la moitié de ce qu’il savait. Après, ils parlaient des lectures du matin, et terminant leur repas par quelque confiture de coings, il se curait les dents avec un bout de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche et tous rendaient grâce à Dieu par quelques beaux cantiques à la louange de la munificence et bonté divines.
                Là-dessus, on apportait des cartes, non pas pour jouer, mais pour y apprendre mille petits jeux et inventions nouvelles qui tous découlaient de l’arithmétique. De cette façon, il prît goût à la science des nombres et tous les jours, après le dîner et le souper, il y passait son temps avec autant de plaisir qu’il en prenait d’habitude aux dés ou aux cartes.

Erasme, De l'éducation des enfants, 1529

Tu vas me demander de t’indiquer les connaissances qui correspondent à l’esprit des enfants et qu’il faut leur infuser dès leur prime jeunesse. En premier lieu, la pratique des langues. Les tout-petits y accèdent sans aucun effort, alors que chez les adultes elle ne peut s’acquérir qu’au prix d’un grand effort. Les jeunes enfants y sont poussés, nous l’avons dit, par le plaisir naturel de l’imitation, dont nous voyons quelques traces jusque chez les sansonnets et les perroquets. Et puis – rien de plus délicieux – les fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles enfantines, tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit, pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du jugement et de la richesse de l’expression. Quoi de plus plaisant à écouter pour un enfant que les apologues d’Ésope qui, par le rire et la fantaisie, n’en transmettent pas moins des préceptes philosophiques sérieux ? Le profit est le même avec les autres fables des poètes anciens. L’enfant apprend que les compagnons d’Ulysse ont été transformés par l’art de Circé en pourceaux et en d’autres animaux. Le récit le fait rire mais, en même temps, il a retenu un principe fondamental de philosophie morale, à savoir : ceux qui ne sont pas gouvernés par la droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne sont pas des hommes mais des bêtes. Un stoïcien s’exprimerait-il plus gravement ? Et pourtant le même enseignement est donné par une fable amusante. Je ne veux pas te retenir en multipliant les exemples, tant la chose est évidente. Mais quoi de plus gracieux qu’un poème bucolique ? Quoi de plus charmant qu’une comédie ? Fondée sur l’étude des caractères, elle fait impression sur les non-initiés et sur les enfants. Mais quelle somme de philosophie y trouve-t-on en se jouant ! Ajoute mille faits instructifs que l’on s’étonne de voir ignorés même aujourd’hui par ceux qui sont réputés les plus savants. On y rencontre enfin des sentences brèves et attrayantes du genre des proverbes et des mots de personnages illustres, la seule forme sous laquelle autrefois la philosophie se répandait dans le peuple.

Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants » ,1580 

Pour un enfant de maison noble qui recherche l'étude des lettres, non pour le gain (car un but aussi vil est indigne de la grâce et de la faveur des Muses; d'autre part il concerne les autres et dépend d'eux), ni autant pour les avantages extérieurs que pour les siens propres et pour qu'il s'enrichisse et s'en pare au-dedans, moi, ayant plutôt envie de faire de lui un homme habile. qu'un homme savant, je voudrais aussi qu'on fût soucieux de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine et qu'on exigeât chez celui-ci les deux qualités, mais plus la valeur morale et l'intelligence que la science, et je souhaiterais qu'il se comportât dans l'exercice de sa charge d'une manière nouvelle. On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d'entrée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la piste 2 , en lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'ellemême, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas3 faisaient d'abord parler leurs disciples, et puis ils leur parlaient. « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. » 4 Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel point il doit se rabaisser pour s'adapter à sa force. Faute d'apprécier ce rapport, nous gâtons tout: savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec une juste mesure, c'est l'une des tâches les plus ardues que je connaisse; savoir descendre au niveau des allures puériles du disciple et les guider est l'effet d'une âme élevée et bien forte. Je marche de manière plus sûre et plus ferme en montant qu'en descendant. Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une même façon d'enseigner et une pareille sorte de conduite, de diriger beaucoup d'esprits de tailles et formes si différentes, il n'est pas extraordinaire si, dans tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui récoltent quelque véritable profit de leur enseignement. Qu'ils ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de la leçon qu'il lui a faite, mais de lui dire leur sens et leur substance, et qu'il juge du profit qu'il en aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de sa vie. Ce que l'élève viendra apprendre, qu'il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant de sujets différents pour voir s'il l'a dès lors bien compris et bien fait sien, en réglant l'allure de sa progression d'après les conseils pédagogiques de Platon

1. Un homme capable de bien juger.

2. Le mot piste évoque l'apprentissage,

3. Penseur et philosophe grec qui enseignait.

4. Citation latine : « l’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent s’instruire » phrase de Cicéron, De natura deorum, l, 5.

5. désigne le maître.

6. Régurgiter.

L'éducation au moyen-âge et à la Renaissance

https://noobelearning.com/2018/12/07/histoire-de-leducation-la-renaissance/

Histoire de l’Education : le Moyen-Age

Certains de nos contemporains ont tendance à percevoir le Moyen-Age comme un âge obscur, dominé par la religion. Cette vision quoique justifiable, ne représente pourtant qu’une infime partie de la complexité médiévale. Il nous faut déjà rappeler que le Moyen-Age recoupe près de 10 siècles (du V ème au XV ème siècle), raison pour laquelle cette période historique subit plus qu’aucune autre, tant de préjugés. Tout en sachant d’ores-et-déjà qu’une présentation détaillée (siècle par siècle) de ce qu’était la transmission de savoirs pendant cette période sera impossible, nous allons essayer d’avoir une vue d’ensemble sur les évolutions qu’a connu cette période, que ce soit au niveau de l’éducation , et de la formation.

– Un système éducatif  long à se démocratiser

En 529 se tient le concile de Vaison stipulant que chaque prêtre a l’obligation d’apprendre à un ou plusieurs garçons le latin afin de pouvoir lire la Bible, et ce gratuitement. Malgré tout, ce premier socle d’éducation reste assez minoritaire. L’idée étant de former les futurs clercs.

Au 8ème siècle, en 789 précisément, un certain Charlemagne insiste sur l’instruction pour mieux diffuser la foi. Cependant, cette ‘admonotio generalis’ (exhortation générale) n’est pas non plus à considérer comme l’instauration d’un droit universel à l’éducation puisque seulement un à deux enfants par village est réellement impacté par cette décision. Aller à l’école est en fait synonyme de progression sociale. Là encore, ce système qui se développera jusqu’au XIème siècle, a un but bien précis : former les futurs administrateurs de son empire. Les garçons rentrent dans ces écoles monastiques à l’âge de 6 ans et apprennent dans un premier temps quelques notions d’hygiène et de morale, puis dans un second temps à lire la Bible, et à apprendre des psaumes. Enfin, les futurs moines apprennent également à calculer.

Il faut en réalité attendre le Xème siècle pour observer une démocratisation de l’éducation (quoique très sommaire) dans ces écoles monastiques. Parallèlement à ces écoles, l’essor de la classe marchande amène à l’ouverture d’écoles tenues par des laïcs (écoles qui se développent considérablement au XVème siècle).

– Des disparités

Le système éducatif médiéval est basé sur de nombreuses disparités.

Le premier degré de disparités est d’ordre géographique. En effet, à la fin du Moyen-Age une grande majorité de jeunes citadins apprennent à lire et calculer (ou écrire). Rares sont ceux qui maîtrisent à la fois la lecture et l’écriture. Par contre, le taux d’alphabétisation en zone rurale est bien moindre : moins de 10 % seulement. Quel que soit le cas de figure, il existe un poids important de la tradition orale (les sermons, les liturgies, l’iconographie etc.). Cela étant dit, on observe vers cette fin de Moyen-Âge un changement avec l’arrivée des humanistes (annonçant la Renaissance) qui commencent non seulement à partager les textes antiques comme Ovide et Virgile mais également à donner une plus grande importance au corps. Léon Battista Alberti dans son Il libri della famiglia écrit : « L’exercice peut beaucoup pour le corps, et encore plus pour l’âme si nous veillons à le pratiquer avec raison. » C’est aussi cette idée qui se dégage des écrits de G. Conversini : « Il faut toujours administrer aux élèves des notions qui sont au-dessous de leurs capacités : de même que l’estomac ne digère bien que si la quantité d’aliments absorbée est inférieure au niveau de sa satiété, de même la leçon donnée doit être inférieure à la capacité d’apprendre. Une leçon claire et non pesante s’imprime avec facilité dans l’esprit, une leçon compliquée et lourde rassasie mais ne nourrit pas… » Les débuts des neurosciences quelque part…

L’autre grande disparité est héritée du monde antique. Le Moyen-Âge ne fait pas non plus grand cas des filles. Dans le cas des écoles monastiques, la raison est assez simple, on éduque dans le but de former de futurs clercs, profession dont elles sont exclues. Certes, elles peuvent, avec des collèges de moniales, devenir nonnes. C’est d’ailleurs un avis revendiqué par Philippe de Novarre, historien du 13ème qui écrit : « On ne doit pas apprendre aux jeunes filles à lire et à écrire à moins que ce ne soit pour devenir nonne. » Au XIV ème siècle, des pédagogues comme le Chevalier de La Tour Landry leur enseignent à éviter dans la mesure du possible les garçons jusqu’au mariage, à tenir un foyer, coudre, tisser, filer, en insistant sur la future obéissance qu’elles devront un jour à leur mari.  Cela étant dit, il serait tout de même faux de penser que les filles ne reçoivent sur toute l’ère médiévale, aucune éducation. Dans le milieu de l’aristocratie, elles suivent l’enseignement d’un précepteur. Dans le milieu marchand, il est obligatoire pour elles d’apprendre à lire / écrire et compter puisque ce sont elles qui vont être amenées à tenir les comptes.

Enfin, la dernière disparité est liée au statut social de l’enfant. L’enfant de haute classe, le noble, n’allait pas à l’école (là où il aurait dû côtoyer des enfants de basse classe) mais suivait l’enseignement d’un précepteur.

 Mais le véritable fleuron du système éducatif médiéval est probablement son dispositif d’universités qui apparaissent vers la fin du XII ème siècle pour se développer au XIII ème siècle.

Les grandes écoles de la fin du XII ème siècle se transforment progressivement en universités. Elles sont nées d’une volonté d’unifier le savoir au sein de grandes villes. Ces universités vont considérablement participer à l’évolution du monde urbain. Elles tirent leur nom du terme latin ‘universitas’ qui implique une notion de communauté très forte, difficilement comparable à aujourd’hui, puisque maîtres et étudiants ne sont finalement qu’une seule et même personne morale, capable de s’opposer au pouvoir royal, urbain et même ecclésiastique. D’ailleurs, les universités disposent d’une juridiction spéciale, de privilèges et peuvent également être exemptées d’impôts et de service militaire. Prenons par exemple, la Sorbonne, fondée en 1253 par Robert de Sorbon, ancien fils de paysan devenu confesseur de St Louis. Elle dispose automatiquement de l’ autonomie accordée aux universités en 1200 par un diplôme de Philippe Auguste, confirmée 15 ans plus tard par le légat pontifical, et en 1231 par la bulle ‘Parens Scientarium’ du pape Grégoire IX stipulant que seul l’évêque de la ville pourra garantir l’ordre public au sein de l’université et non plus le gouverneur de la ville.

Il existe 4 types d’universités :

la faculté d’arts : les étudiants y entrent vers 14 ans et en sortent 7 ans plus tard. Y sont enseignés la rhétorique, la linguistique, les mathématiques, la grammaire, l’astronomie et la musique. Cette faculté peut être considéré comme étant préparatoire, contrairement aux trois autres, les facultés supérieures.

la faculté de médecine. Contrairement à aujourd’hui cette spécialisation n’est pas forcément très bien vue, et ce pour deux raisons. La première étant que les étudiants sont en contact avec des éléments jugés quasi impurs comme la chair et le sang. Ensuite, cette formation peut déboucher sur une activité finalement assez lucrative, ce qui n’est pas forcément très bien admis.

la faculté de droit (déjà plus prestigieuse) où est surtout enseigné le droit ecclésiastique, même si certaines universités comme celle d’Orléans enseignent le droit civil.

la faculté de théologie (la plus prestigieuse) qui demande tout de même 20 ans d’études !

En ce qui concerne l’origine sociale des étudiants, l’université est probablement la moins élitiste des institutions éducatives du Moyen-Age. Jacques Verger dans son ouvrage de référence Les universités au Moyen-Age paru en 1973, note que les universités de droit étaient surtout fréquentées par les classes riches, mais qu’on y trouvait également les classes moyennes, la petite noblesse, la bourgeoisie mais encore plus régulièrement des jeunes issus de familles rurales. C’est par ces étudiants, et leurs maîtres, très mobiles, qui se déplaçaient d’universités en universités, que les savoirs ont commencé à circuler à travers l’Europe, notamment aidés par la connaissance généralisée du latin.

Les universités les plus réputées sont celles de Cologne, de Bologne, d’Oxford, de Salamanque, et de Padoue. Malgré tout, Paris reste le centre du savoir universitaire à échelle européenne.

Et si les universités préparent et forment les futurs intellectuels de la société, il nous est également nécessaire d’évoquer l’apprentissage.

 

Les professions artisanales au Moyen-Age sont alors regroupées en ‘corporations’ que l’on pourrait définir précisément comme des organisations de travailleurs rassemblés afin de protéger leurs intérêts et de mettre en place une régulation de leurs pratiques. Il existe par exemple la corporation des charpentiers, des maçons, des tailleurs, des bouchers etc.

Comme les universités, la corporation est considérée comme personne morale; ce qui prime n’est pas tant l’individualisme que l’oeuvre créée.

Mais n’entre pas dans une corporation qui veut ! L’accès à ces professions ne se fait ni facilement, ni rapidement. Dans un premier temps, le maître forme, nourrit et loge les apprentis, des enfants d’approximativement douze ans, qui vont pendant trois ans, être chargés de différentes tâches. Aucun prérequis n’est demandé si ce n’est une taxe d’entrée d’apprentissage.

Puis, à l’issue de ces trois ans, l’apprenti devient alors ‘compagnon’ à qui est confié le gros des tâches, puisque celui-ci a alors acquis une certaine technicité. Néanmoins pour devenir maître, le compagnon doit réaliser un ‘chef-d’oeuvre’ dont la nature et l’exécution est étroitement surveillée par la corporation. Notons également que le temps de formation peut varier selon la volonté de certains métiers de limiter l’accès au titre de ‘maître’ et selon le talent/travail montré.

Il existe un certain droit du travail au sein de ces corporations, certaines disposent d’une mutuelle. Qui plus est, il existe une certaine protection de l’enfant. Au sommet de ces corporations se trouvent les jurés, élus par leurs confrères. Ceux-ci sont chargés de s’assurer du caractère du maître, et de s’assurer que ses ressources sont suffisantes dans la mesure où celui-ci est tenu de garantir le bon traitement de l’enfant, du sérieux de sa formation.

Histoire de l’Education : la Renaissance

. La Renaissance est une période complexe, théâtre de grandes découvertes, tant littéraires que scientifiques (géographiques notamment). L’œil contemporain a placé cette période sur un piédestal, sans pourtant bien retenir les conflits religieux qui l’ont marquée. Mais qu’en est il de la vision de la pédagogie, de la transmission des savoirs ? 

– Une évolution des contenus transmis :

Précisons d’ores-et-déjà que la Renaissance est apparue en Italie, et ce, dès le XIV ème siècle (on parle alors du Trecento), qu’il commence à se propager au XV ème siècle (le Quatrocento) et s’implante véritablement en Europe au XVI ème siècle (Cinquecento). Couper totalement cette période du Moyen-Age serait donc une erreur.

En effet , dès la fin du Moyen-Age, des théoriciens comme Léon Battista Alberti amorçait déjà une réflexion que l’on pourrait qualifier d’humaniste, notamment sur l’importance que pouvait avoir le corps : ‘L’exercice peut beaucoup pour le corps, et encore plus pour l’âme, si nous veillons à le pratiquer avec raison.‘ Mais c’est surtout Rabelais, qui par le biais de ses personnages de Pantagruel et de Gargantua, va insister sur l’importance d’exercer le corps et l’esprit. Pour lui, tout ce qui peut entraver les besoins, désirs et passions est problématique. La société idéale devrait être une société où la nature, affranchie de ses contraintes, pourrait se développer librement. On est donc loin de cette idée médiévale où le corps pouvait être perçu comme ‘impur’, et où les facultés de médecine étaient les moins prestigieuses.

Outre cette volonté de mettre en avant le corps comme faisant partie intégrante de l’homme, Rabelais va s’opposer violemment à la ‘scolastique’, cet exercice médiéval, très formel, reposant sur la mémorisation et la récitation de textes sans que l’élève soit amené à réfléchir réellement. Il prône au contraire la multiplicité des enseignements (intellectuelle et physique), une éducation qui s’adapterait à l’élève, basée sur l’observation (notamment de la nature), et où l’élève ne serait pas dans une attitude passive.

Autre figure emblématique de cette époque qui s’interroge sur un nouveau modèle pédagogique : Erasme, autrement connu comme le ‘prince des humanistes’. Erasme, philosophe et prêtre hollandais, rejoint Rabelais dans la défense d’une pédagogie où l’élève serait réellement actif. Dans son Traité de civilité puérile publié en 1530, il présente l’idée d’ « un art d’instruire » il met en garde contre le côté stérile de la pure érudition et insiste sur l’importance pour le maître de développer chez l’élève le goût de la connaissance. Selon lui, celui-ci peut s’acquérir grâce au jeu, au rire, aux récompenses et à l’affection. Autre point commun avec Rabelais, sa défense de l’homme en tant qu’être caractérisé par des passions qu’on ne peut nier. Dans son Éloge de la Folie, il écrit : « Suivant la définition des stoïciens, la sagesse consiste à prendre la raison pour guide; la folie, au contraire, à obéir à ses passions; mais pour que la vie des hommes ne soit pas tout à  fait triste et maussade, Jupiter leur a donné bien plus de passions que de raison. »

– Une volonté de vulgariser les savoirs :

 En 1450, Gutemberg invente l’imprimerie. L’impact de cette invention fut telle, que certains historiens vont acter l’apparition de la Renaissance à cette date. Pourquoi une telle importance ? Parce que jusqu’alors, l’écriture des ouvrages était faite par des moines qui retranscrivaient et embellissaient les manuscrits, écrits en latin (ce détail, nous le verrons plus tard,  a son importance). L’imprimerie, à l’instar du numérique aujourd’hui, va considérablement permettre de démocratiser le savoir. Si le premier ouvrage est en effet une Bible, et si pendant près de cinquante ans, les textes imprimés étaient majoritairement en rapport avec le religion, au début XVI ème, l’impression de textes profanes prend une importance considérable. Les manuels scolaires deviennent alors accessibles et des sphères autres qu’ecclésiastiques accèdent au savoir. Autre conséquence : la faculté des arts de Paris devint finalement la plus prestigieuse, dépassant celle de théologie.

Autre événement marquant, en France du moins, qui a participé à cette idée de vulgarisation des savoirs : l’ ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, que l’on doit à François Ier, et qui proclame le français langue officielle. Les textes administratifs et juridiques ne sont donc plus en latin (langue de l’élite finalement) mais en français. Néanmoins, cette décision s’explique surtout par la volonté d’asseoir le pouvoir royal au détriment de pouvoir ecclésiastique. Même si cette décision va constituer symboliquement une volonté de démocratiser les décisions juridiques, la langue d’oc (parlée dans le Sud de la France ) et la langue d’oil (parlée elle au Nord) restent majoritaires.

Des figures littéraires féminines apparaissent : la poétesse lyonnaise Louise Labé, Christine de Pisan ou bien encore Marguerite de Navarre, sœur de François 1er et auteure de l’Heptaméron.

Une certaine réflexion sur l’éducation des filles commence à apparaître. Dans son article ‘L’éducation des filles à l’époque moderne’, Martine Sonnet écrit :  » Chez les humanistes, Vivès affirme le premier que l’instruction est nécessaire aux jeunes filles, aux épouses et aux veuves. Pour autant, il ne leur concède qu’un enseignement bien spécifique, dans lequel les travaux domestiques prennent le pas sur la lecture et l’écriture, et sans latin – alors véritable clef de l’accès à la connnaissance. Erasme le suit : les filles doivent être instruites, au moins parce que les hommes et les femmes sont appelés à vivre ensemble. Rabelais pousse ce principe jusqu’à l’utopie : les deux sexes, également libres et instruits, se mêlent en parfaite harmonie à l’abbaye de Thélème. L’autre vague porteuse du principe de l’accès des femmes à la culture se propage avec la Réforme protestante. Luther souhaite que se multiplient les écoles, pour les filles comme pour les garçons, afin que tous apprennent à lire et accèdent ainsi directement à l’Ecriture, traduite en langue vulgaire, base de sa doctrine. »

 

https://gallica.bnf.fr/essentiels/rousseau/emile-education

Émile, ou de l’Éducation Rousseau, 1762

Émile développe les principes d’une éducation idéale depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. Les quatre premiers livres abordent les questions par étape, à mesure qu’Émile grandit. Le dernier livre traite de l’éducation des filles à partir du cas de Sophie, éduquée pour devenir l’épouse idéale d’Émile.
« Observez la nature, et suivez la route qu'elle vous trace » : tel est le principe de l'Émile. Son système s'oppose à la tradition : il préfère l'expérience et l'observation aux livres, prône le travail manuel et les exercices physiques, met l'enfant au centre d'un processus éducatif qui respecte sa personnalité et sa liberté intérieure, lui permettant de devenir l'homme accompli dont la société a besoin. À travers cette description de la formation d'un être humain accompli, Rousseau donne la version la plus achevée de sa philosophie.

Le lendemain matin, je lui propose un tour de promenade avant le déjeuner ; il ne demande pas mieux ; pour courir, les enfants sont toujours prêts, et celui-ci a de bonnes jambes. Nous montons dans la forêt, nous parcourons les Champeaux, nous nous égarons, nous ne savons plus où nous sommes ; et, quand il s'agit de revenir, nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps se passe, la chaleur vient, nous avons faim ; nous nous pressons, nous errons vainement de coté et d'autre, nous ne trouvons partout que des bois, des carrières, des plaines, nul renseignement pour nous reconnaitre. Bien échauffés, bien recrus, bien affamés, nous ne faisons avec nos courses que nous égarer davantage. Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile, que je suppose élève comme un autre enfant, ne délibère point, il pleure ; il ne sait pas que nous sommes à la porte de Montmorency, et qu'un simple taillis nous le cache ; mais ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa stature est enterré dans des buissons.

 Après quelques moments de silence, je lui dis d'un air inquiet : Mon cher Emile, comment ferons-nous pour sortir d'ici?

 

EMILE : en nage, et pleurant à chaudes larmes : Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim ; j'ai soif ; je n'en puis plus.

JEAN-JACQUES : Me croyez-vous en meilleur état que vous ? et pensez-vous que je me fisse faute de pleurer, si je pouvais déjeuner de mes larmes ? Il ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se reconnaître. Voyons votre montre ; quelle heure est-il ?

EMILE : Il est midi et je suis à jeun

JEAN-JACQUES : Cela est vrai, il est midi, et je suis à jeun.

EMILE : Que vous devez avoir faim !

JEAN-JACQUES : Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi : c'est justement l'heure où nous observions hier de Montmorency la position de la forêt. Si nous pouvions de même observer de la forêt la position de Montmorency !...

EMILE : Oui mais hier nous voyions la forêt, et d’ici nous ne voyons pas la ville

 JEAN-JACQUES : Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position !

EMILE : Ô mon bon ami !

JEAN-JACQUES : Ne disions-nous pas que la forêt était...

EMILE : Au nord de Montmorency

 JEAN-JACQUES : Par conséquent Montmorency doit être...

EMILE : Au sud de la forêt.

JEAN-JACQUES : Nous avons un moyen de trouver le nord à midi ?

EMILE : Oui, par la direction de l’ombre

JEAN-JACQUES : Mais le sud ?

EMILE : Comment faire ?

 JEAN-JACQUES : Le sud est à l'opposé du nord.

EMILE : Cela est vrai ; il n'y a qu'à chercher l'opposé de l'ombre. Oh ! Voilà le sud ! Voilà le sud ! sûrement Montmorency est de ce côté !

 JEAN-JACQUES : Vous pouvez avoir raison : prenons ce sentier à travers le bois.

EMILE : frappant des mains, et poussant un cri de joie : Ah ! Je vois Montmorency ! Le voilà tout devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons vite : l'astronomie est bonne à quelque chose.

 

Être et avoir (Nicolas Philibert)

Être et avoir est un film documentaire français réalisé par Nicolas Philibert et sorti en France le .

Ce documentaire porte sur la classe unique d'une école communale, à Saint-Etienne sur Usson, en Auvergne. Le réalisateur Nicolas Philibert a ainsi filmé une de ces classes qui regroupent, autour du même maître ou d'une institutrice tous les enfants d'un même village, de la maternelle au CM2

Portraits d'élèves

Nathalie Sarraute, Enfance

Je n ai gardé de mon passage assez bref au cours (1) Bréhant que le souvenir de mon écriture, jusque-là tout à fait claire, et devenue subitement méconnaissable je ne comprenais pas ce qu il lui arrivait les caractères étaient déformés, contrefaits, les lignes partaient dans tous les sens, je ne parvenais plus à diriger ma main Au cours Bréhant on montre à mon égard beaucoup de patience, de la sollicitude. Quand on parvient à déchiffrer mon gribouillis, on s aperçoit que je fais moins de fautes d orthographe que les autres, j ai sans doute beaucoup lu pour mon âge. Mais il faut que je recommence à apprendre à écrire. Comme autrefois, quand j allais à l école de la rue des Feuillantines, je recouvre à l encre noire des bâtonnets d un bleu-gris très pâle, tous alignés sous un même angle. Je rapporte à la maison des cahiers pleins de bâtonnets et aussi de lettres que je dois retracer de la même façon petit à petit, à force d application, mon écriture s assagit, se calme C est apaisant, c est rassurant d être là toute seule enfermée dans ma chambre personne ne viendra me déranger, je fais « mes devoirs », j accomplis un devoir que tout le monde respecte Lili crie, Véra se fâche je ne sais contre quoi ni qui, des gens vont et viennent derrière ma porte, rien de tout cela ne me concerne J essuie ma plume sur un petit carré de feutre, je la trempe dans le flacon d encre noire, je recouvre en faisant très attention il faut qu il n y ait aucune bavure les pâles fantômes de bâtonnets, de lettres, je les rends le plus visibles, le plus nets possible je contrains ma main et elle m obéit de mieux en mieux .

André Gide, Si le grain ne meurt

Mes parents m avaient donc fait entrer à l Ecole alsacienne. J avais huit ans. Je n étais pas entré dans la dixième classe, celle des plus petits bambins, à qui M. Grisier inculquait les rudiments ; mais aussitôt dans la suivante, celle de M. Vedel, un brave Méridional tout rond, avec une mèche de cheveux noirs qui se cabrait en avant du front et dont le subit romantisme jurait étrangement avec l anodine placidité du reste de la personne Quelques semaines ou quelques jours avant ce que je vais raconter mon père m avait accompagné pour me présenter au directeur. Comme les classes avaient déjà repris et que j étais retardataire, les élèves, dans la cour, rangés pour nous laisser passer, chuchotaient : « Oh ! un nouveau ! un nouveau ! » et, très ému, je me pressais contre mon père. Puis j avais pris place auprès des autres, de ces autres que je devais bientôt perdre de vue pour les raisons que j aurai à dire ensuite. Or ce jour-là, M. Vedel enseignait aux élèves qu il y avait parfois dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu on les nomme alors des synonymes. C est ainsi, donnait-il un exemple, que le mot « coudrier » et le mot « noisetier » désignent à la fois le même arbuste. Et faisant alterner suivant l usage, et pour animer la leçon, l interrogation et l enseignement, M. Vedel pria l élève Gide de répéter ce qu il venait de dire Je ne répondis pas. Je ne savais pas répondre. Mais M. Vedel était bon : il répéta sa définition avec la patience des vrais maîtres, proposa de nouveau le même exemple ; mais quand il me demanda de nouveau de redire après lui le mot synonyme de « coudrier », de nouveau je demeurai coi. Alors il se fâcha quelque peu, pour la forme, et me pria d aller dans la cour répéter vingt fois de suite que « coudrier » est synonyme de « noisetier », puis de revenir lui dire. Ma stupidité avait mis en joie toute la classe. Si j avais voulu me tailler un succès, il m eût été facile, au retour de ma pénitence, lorsque M. Vedel, m ayant rappelé, me demanda pour la troisième fois le synonyme de « coudrier », de répondre « chou-fleur » ou « citrouille ». Mais non, je ne cherchais pas le succès et il me déplaisait de prêter à rire ; simplement j étais stupide. Peut-être bien aussi que je m étais mis dans la tête de ne pas céder, - Non, pas même cela : en vérité, je crois que je ne comprenais pas ce que l on voulait de moi, ce que l on attendait de moi !

Les chemins de l'école - chemins de tous les dangers Olivier, Marie et Véronique, Mali

Les femmes et l'éducation, une question d'émancipation ( parcours du XVIIIème au XXème)

Depuis la fin du XIXème siècle, de nombreuses féministes ont défendu l'école mixte (éducation commune des garçons et des filles). Elles contestaient la division scolaire traditionnelle qui séparait artificiellement filles et garçons. Progressivement, cette théorie a été adoptée dans la plupart des systèmes éducatifs, dans certains cas dans le but d'organiser l'enseignement de façon plus rentable et non pour minimiser les inégalités. Néanmoins, les filles suivaient toujours des cours spécifiques concernant les activités du "foyer". La première guerre mondiale a entraîné une rupture importante dans l'ordre familial et social, avec l'ouverture de nouvelles professions aux femmes. Certaines historiennes ont ainsi considéré cette période comme propice à l'émancipation des femmes car les relations entre les genres ont été profondément modifiées. Pour la plupart des femmes, le fait de vivre seule, sortir seule et assumer seule les responsabilités familiales a créé un grand bouleversement. Mais, il est vrai que cette période n'a été qu'une parenthèse avant le retour à la "normalité". Cette expérience de liberté et de prise de conscience de leur capacités et de leur indépendance économique a donné aux femmes un apprentissage, individuel et collectif.Le XXème siècle sera le siècle des opportunités professionnelles pour les femmes et de l'obtention du droit de vote, du contrôle de leur propre corps, etc. Mais ces conquêtes doivent être interprétées, du fait de  leur complexité, comme le fruit d'exigences contradictoires, dissimulant l'augmentation des inégalités. Pendant ce siècle, les femmes ont pris la parole au moment où les moyens de communication de masse (source d'éducation essentielle) étaient en plein essor. La publicité a créé une image de féminité moderne, "ménagère professionnelle", "reine du foyer", très proche des anciens stéréotypes. Cependant, malgré l'inégalité des chances scolaires et la ségrégation des emplois, on ne peut nier que l'évolution de l'éducation des femmes leur a permis, entre autre, d'affirmer leur présence professionnelle, culturelle et politique. Cette participation a favorisé l'évolution du droit privé, des activités domestiques et de la maternité et a permis l'accès des femmes à la sphère politique. 

 

Rousseau, L’émile

Dans son traité sur l'éducation, Jean-Jacques Rousseau, après avoir donné des conseils pour l’éducation des garçons, consacre une partie de son ouvrage à l’éducation des filles. Chez Rousseau et plus tard, chez certains romantiques, la "complémentarité" entre les sexes justifie les différences hiérarchiques. La classification: femme/ nature, homme/ culture avalisera les préjugés grâce à de nouvelles théories. 

Les femmes, de leur côté, ne cessent de crier que nous les élevons pour être vaines et coquettes, que nous les amusons sans cesse à des puérilités pour rester plus facilement les maîtres ; elles s'en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle folie ! Et depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent de l'éducation des filles ? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît ? Elles n'ont point de collège : grand malheur ! Eh ! Plût à Dieu qu’il n’y en eût point pour les garçons ! ils seraient plus sensément et plus honnêtement élevés ! Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaiseries ? Leur fait-on malgré elles passer la moitié de leur vie à leur toilette, à votre exemple ? Vous empêche-t-on de les instruire et faire instruire à votre gré ? Est-ce notre faute si elles nous plaisent quand elles sont belles, si leurs minauderies nous séduisent, si l'art qu'elles apprennent de vous nous attire et nous flatte, si nous aimons à les voir mises avec goût, si nous leur laissons affiler1 à loisir les armes dont elles nous subjuguent ? Eh ! Prenez le parti de les élever comme les hommes, ils y consentiront de bon coeur. Plus elles voudront leur ressembler, moins elles gouverneront, et c’est alors que nous serons vraiment les maîtres.

      Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées ; mais prises en tout, elles se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme ; partout où elle fait valoir ses droits, elle a l'avantage ; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous. On ne peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions ; constante façon d'argumenter des galants partisans du beau sexe.

      Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme, et négliger celles qui leur sont propres, c'est donc visiblement travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les dupes ; en tâchant d'usurper nos avantages, elles n'abandonnent pas les leurs ; mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu'elles sont incompatibles, elles restent au dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu'elle en vaudra mieux pour elle et pour nous.

      S'ensuit-il qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ? L'homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se privera-t-il auprès d'elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux l'asservir l'empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l'a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu'elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu'elle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu'il leur convient de savoir.

 

1 Affiler : rendre tranchant, aiguiser.

Les liaisons dangereuses, Lettre 81, Laclos

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.

Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sécurité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.

J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’oeil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.

Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour et ses plaisirs : mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.

 

Laclos, Des femmes et de leur éducation , 1783

O femmes ! Approchez et venez m'entendre. Que votre curiosité, dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous êtes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants mais commodes aux vertus plus pénibles d'un être libre et respectable. Si ce tableau fidèlement tracé vous laisse de sang-froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez à vos occupations futiles. Le mal est sans remède, les vices se sont changés en mœurs. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si des larmes d'indignation s'échappent de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre être, ne nous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n'attendez point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n'ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ? Apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C'est à vous seules à le dire puisqu'elle dépend de votre courage. Est-elle vraisemblable ? Je me tais sur cette question ; mais jusqu'à ce qu'elle soit arrivée, et tant que les hommes régleront votre sort, je serai autorisé à dire, et il me sera facile de prouver qu'il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes.

Louise Michel, Mémoires (1886)

Louise Michel, institutrice militante et révolutionnaire, s’engage dans la Commune de Paris (mars-mai 1871). Elle lutte à la fois pour l’amélioration des conditions de travail des ouvriers et pour l’émancipation des femmes. Son action militante lui vaut d’être exilée plusieurs années en Nouvelle-Calédonie. Dans ses Mémoires, elle fait le récit de sa vie en revenant sur son enfance tout comme sur sa carrière d’institutrice. Elle livre ici sa vision critique de l’éducation des filles.

Jamais je n’ai compris qu’il y eût un sexe pour lequel on cherchât à atrophier l’intelligence comme s’il y en avait trop dans la race. Les filles, élevées dans la niaiserie, sont désarmées tout exprès pour être mieux trompées : c’est cela qu’on veut. C’est absolument comme si on vous jetait à l’eau après vous avoir défendu d’apprendre à nager, ou même lié les membres.

Sous prétexte de conserver l’innocence d’une jeune fille, on la laisse rêver, dans une ignorance profonde, à des choses qui ne lui feraient nulle impression si elles lui étaient connues par de simples questions de botanique ou d’histoire naturelle.  

Mille fois plus innocente elle serait alors, car elle passerait calme à travers mille choses qui la troublent : tout ce qui est une question de science ou de nature ne trouble pas les sens.  

Est-ce qu’un cadavre émeut ceux qui ont l’habitude de l’amphithéâtre2 ? Que la nature apparaisse vivante ou morte, elle ne fait pas rougir. Le mystère est détruit, le cadavre est offert au scalpel. 

La nature et la science sont propres, les voiles qu’on leur jette ne le sont pas.

Ces feuilles de vigne  3 tombées des pampres4 du vieux Silène5 ne font que souligner ce qui passerait inaperçu. Les Anglais font des races d’animaux pour la boucherie ; les gens civilisés préparent les jeunes filles pour être trompées, ensuite ils leur en font un crime et un presque honneur au séducteur. Quel scandale quand il se trouve de mauvaises têtes dans le troupeau ! Où en serait-on si les agneaux ne voulaient plus être égorgés ?

Il est probable qu’on les égorgerait tout de même, qu’ils tendent ou non le cou. Qu’importe ! Il est préférable de ne pas le tendre.  

Quelquefois les agneaux se changent en lionnes, en tigresses, en pieuvres.  



1. Amoindrir.
2. Salle d’étude de médecine.
3. Moyen conventionnel de masquer les parties génitales sur les nus artistiques.
4. Branches de vigne.
5. Divinité mythologique qui porte une couronne de feuilles de vigne.

 

 

 

 

 

Telechargement 4

Batti, The thinker, 2014

  • Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949

Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir dresse un constat de la situation des femmes après la seconde guerre mondiale. Elle s’intéresse ici à leur scolarité.

A part quelques exceptions, l’ensemble d’une classe féminine de philosophie est nettement en dessous d’une classe de garçons : un très grand nombre des élèves n’entendent pas poursuivre leurs études, elles travaillent très superficiellement et les autres souffrent d’un manque d’émulation. Tant qu’il s’agit d’examens assez faciles, leur insuffisance ne se fera pas trop sentir ; mais quand on abordera des concours sérieux, l’étudiante prendra conscience de ses manques ; elle les attribuera non à la médiocrité de sa formation, mais à l’injuste malédiction attachée à sa féminité ; se résignant à cette inégalité, elle l’aggrave ; elle se persuade que ses chances de réussite ne sauraient résider que dans sa patience, son application ; elle décide d’économiser avarement ses forces : c’est là un détestable calcul. […]Je me rappelle une étudiante d’agrégation qui disait, au temps où il y avait en philosophie un concours commun aux hommes et aux femmes : «  les garçons peuvent réussir en un ou deux ans ; nous, ils nous faut au moins quatre ans. » Une autre à qui on indiquait la lecture d’un ouvrage de Kant, auteur au programme : «  C’est un livre trop difficile : c’est un livre pour normaliens ! » Elle semblait s’imaginer que les femmes pouvaient passer le concours au rabais : c’était, partant perdue d’avance, abandonner effectivement aux hommes toutes les chances de succès.

Par suite de ce défaitisme, la femme s’accommode facilement d’une médiocre réussite ; elle n’ose pas viser plus haut. Abordant son métier avec une formation superficielle, elle met très vite des bornes à ses ambitions. Souvent, le fait de gagner sa vie elle-même lui semble un assez grand mérite.[…]Il lui semble avoir assez fait dès qu’elle choisit de faire quelque chose. «  Pour une femme, ce n’est déjà pas si mal ».

L'EDUCATION DES FILLES

Conférence de l’Université populaire du quai Branly (UPQB), donnée le 01 février 2017

Le cycle L'Enfance interroge les différentes facettes de l'enfance et ses étapes, à travers des prismes aussi variés que la culture enfantine, l'adoption ou l'éducation.

https://www.canal-u.tv/video/cerimes/l_education_des_filles.36299

RADIOACTIVE - Teaser Trailer - Starring Rosamund Pike

Pink Floyd -- The Wall [[ Official Video ]] HQ

Pink Floyd - Another Brick In The Wall , 1979

We don't need no educationÂ
We dont need no thought control
No dark sarcasm in the classroom
Teachers leave them kids alone
Hey! Teachers! Leave them kids alone!


All in all it's just another brick in the wall.
All in all you're just another brick in the wall.

We don't need no education
We dont need no thought control
No dark sarcasm in the classroom
Teachers leave them kids alone
Hey! Teachers! Leave them kids alone!
All in all it's just another brick in the wall.
All in all you're just another brick in the wall.

"Wrong, Do it again!"
"If you don't eat yer meat, you can't have any pudding. How can you
have any pudding if you don't eat yer meat?"
"You! Yes, you behind the bikesheds, stand still laddy!"

 


 

TRADUCTION ANOTHER BRICK IN THE WALL PART 2 - PINK FLOYD

Nous n'avons pas besoin d'éducation
Nous n'avons pas besoin d'un contrôle de pensées
Ni d'un sarcasme ténébreux dans les salles de classe

Professeurs laissez les jeunes tranquilles
Eh professeurs laissez les jeunes tranquilles
Après tout ce n'est qu'une brique de plus dans le mur
Après tout vous n'êtes qu'une brique de plus dans le mur

Nous n'avons pas besoin d'éducation
Nous n'avons pas besoin d'un contrôle de pensées
Ni d'un sarcasme ténébreux dans les salles de classe
Professeurs laissez les jeunes tranquilles
Eh professeurs laissez nous, les jeunes, tranquilles
Après tout vous n'êtes qu'une brique de plus dans le mur
Après tout vous n'êtes qu'une brique de plus dans le mur

LA VAGUE - Bande annonce vf

La Vague (en version originale Die Welle) est un film allemand de Dennis Gansel sorti en 2008

 

En Allemagne, aujourd'hui. Dans le cadre d'un atelier, un professeur de lycée propose à ses élèves une expérience visant à leur expliquer le fonctionnement d'un régime totalitaire. Commence alors un jeu de rôle grandeur nature, dont les conséquences vont s'avérer tragiques.

Chapitre 2 :Les expressions de la sensibilité

La revendication des droits de la sensibilité s’est progressivement affirmée au XVIIIe siècle. Diderot, Rousseau, Goethe introduisent dans leurs œuvres un nouveau langage, au plus près de la variation et de la complexité des sentiments. À ce titre, ils ont ouvert la voie aux romantismes européens, attentifs à tous les mouvements de l’âme, à sa communication avec la nature et aux forces qui trament la destinée des individu.

La restitution, sur divers modes (direct ou indirect, analytique ou symbolique…), des perceptions dans ce qu’elles ont de subjectif, des passions dans leur développement, des pensées telles qu’elles surviennent, constitue l’un des grands objets de la littérature et des arts dans la période de référence. Ce souci a croisé les courants « réaliste » ou « naturaliste » et le nouveau regard porté sur des sociétés transformées par la révolution industrielle. Dans le même temps, la philosophie et la psychologie ont exploré les données premières de la conscience, l’expérience subjective du corps, les relations de la sensibilité et de l’intelligence, les pathologies de l’esprit et des sens, et jusqu’à la possibilité de décrire le flux du vécu. L’attention s’est portée sur la formation des sentiments moraux ainsi que sur les formes et objets de l’émotion esthétique en lien avec les différents arts. De là notamment une nouvelle sacralisation de l’art et de la personnalité créatrice, et la recherche de nouvelles relations entre art et spiritualité. Comment décrire le monde ou la vie selon l’expérience qu’un individu en fait ? Comment exprimer la manière intime dont un événement affecte un sujet ? Comment caractériser la vie intérieure d’un personnage de fiction et dépeindre sa sensibilité ? Ces questions sont aussi celles des rapports entre l’expérience privée et le langage commun : lorsque nous communiquons les uns avec les autres, comment faisons-nous pour donner le même sens aux mots que nous employons ?

) Les expressions de la sensibilité Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761). Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764). Goethe, Les Souffrances du jeune Werther (1774). Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (1782). Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795). Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795). Chateaubriand, René (1802). Madame de Staël, Corinne ou l’Italie (1807). Hegel, Cours d’esthétique [extraits] ([1818-1829]). Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation [extraits] (1819-1859). Austen, Raison et sentiments (1811). Constant, Adolphe (1816). Lamartine, Méditations poétiques (1820). Hugo, Les Chants du crépuscule (1835). Emerson, La Nature (1836). Musset, Confession d’un enfant du siècle (1836). Balzac, Le Lys dans la vallée (1836). Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839). Ravaisson, De l’habitude (1838). Emerson, La Confiance en soi (1841). Ruskin, Les Pierres de Venise (1853). Kierkegaard, Le Journal du séducteur (1843). Nerval, Sylvie (1853) ; Les Chimères (1854). Thoreau, Walden ou la vie dans les bois (1854). Hugo, Les Contemplations (1856). Fromentin, Dominique (1863). Baudelaire, Le Spleen de Paris (1869) ; Le Peintre de la vie moderne (1863-1869). Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869). Taine, De l’intelligence (1870). Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1871). Fromentin, Les Maîtres d’autrefois (1876). Taine, Philosophie de l'art (1881). Maupassant, Une vie (1883). Huysmans, À Rebours (1884). Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). W. James, Précis de psychologie (1892). W. James, Les Formes multiples de l’expérience religieuse (1902). Husserl, L’Idée de la phénoménologie (1907). Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911). Scheler, Nature et formes de la sympathie (1913). Scheler, L’Homme du ressentiment (1919). Bergson, L’Énergie spirituelle (1919). Proust, « Sur le style de Flaubert » (1920) ; À la recherche du temps perdu (1927). Woolf, Les Vagues (1931). Focillon, Vie des formes (1934). Sartre, La Nausée (1938). Camus, Noces (1938). Bachelard, Psychanalyse du feu (1938). Benjamin, Baudelaire [1940]. Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953) ; Le Cahier bleu (1958). Des extraits des journaux de Maine de Biran (1827), Joubert (1838) Berlioz (1870), Amiel (1882).

La vie intérieure

Reproduction du tableau Morning Sun (Hopper)

Morning Sun, , Edward Hopper, 1952

 

Johann Wolfgang von Goethe, Les souffrances du jeune Werther, 1774

Manifeste exalté de l'impétueuse jeunesse, Les Souffrances du jeune Werther est le roman qui donna ses de Werther devint le symbole d'une génération entière.
Quête d'absolu, transcendance lettres de noblesse à Goethe. Le succès de cette œuvre parue en 1774 fut étonnant pour l'époque et le personnage de l'amour, lyrisme de la douleur... il s'agit bien là d'un des plus célèbres textes fondateurs du Romantisme. Goethe livre une analyse extrêmement fine des tourments intérieurs de son personnage

10 mai.

Il règne dans mon âme une étonnante sérénité, semblable à la douce matinée de printemps dont je jouis avec délices. Je suis seul, et je goûte le charme de vivre dans une contrée qui fut créée pour des âmes comme la mienne. Je suis si heureux, mon ami, si abimé dans le sentiment de ma tranquille existence, que mon talent en souffre. Je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant je ne fus jamais plus grand peintre. Quand les vapeurs de la vallée s’élèvent devant moi, qu’au-dessus de ma tête le soleil lance d’aplomb ses feux sur l’impénétrable voûte de l’obscure forêt, et que seulement quelques rayons épars se glissent au fond du sanctuaire ; que, couché sur la terre dans les hautes herbes, près d’un ruisseau, je découvre dans l’épaisseur du gazon mille petites plantes inconnues ; que mon cœur sent de plus près l’existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes, de cette multitude innombrable de vermisseaux et d’insectes de toutes les formes ; que je sens la présence du Tout-Puissant qui nous a créés à son image, et le souffle du Tout-Aimant qui nous porte et nous soutient flottants sur une mer d’éternelles délices : mon ami, quand le monde infini commence ainsi à poindre devant mes yeux, et que je réfléchis le ciel dans mon cœur comme l’image d’une bien-aimée, alors je soupire et m’écrie en moi-même : « Ah ! si tu pouvais exprimer ce que tu éprouves ! si tu pouvais exhaler et fixer sur le papier cette vie qui coule en toi avec tant d’abondance et de chaleur, en sorte que le papier devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir d’un Dieu infini !… » Mon ami… Mais je sens que je succombe sous la puissance et la majesté de ces apparitions.

Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade, 1782

Lorsqu'il commence à écrire les Rêveries à l'automne 1776, Rousseau est un vieil homme proche de la mort, presque pauvre, célèbre dans toute l'Europe et pourtant assuré que l'espèce humaine le rejette. II continue cependant d'écrire et les Rêveries sont à ses yeux la suite des Confessions. Mais il ne s'agit plus désormais de raconter sa vie ni de s'expliquer aux autres pour dévoiler sa vraie nature. Les souvenirs épars qui remontent maintenant à sa mémoire, c'est pour lui-même qu'il les consigne dans une prose souvent admirablement poétique.

Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instants n'en conservent qu'une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. 

Virginia Woolf, Mrs Dalloway, 1925

Le roman raconte la journée d'une femme élégante de Londres, en mêlant impressions présentes et souvenirs, personnages surgis du passé, comme un ancien amour, ou membres de sa famille et de son entourage. Ce grand monologue intérieur exprime la difficulté de relier soi et les autres, le présent et le passé, le langage et le silence, le mouvement et l'immobilité.

incipit]

Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs.

Car Lucy avait bien assez de pain sur la planche. Il fallait sortir les portes de leurs gonds; les serveurs de Rumpelmayer allaient arriver. Et quelle matinée, pensa Clarissa Dalloway : toute fraîche, un cadeau pour des enfants sur la plage.

La bouffée de plaisir! le plongeon! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les portes-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée; comme une vague qui claque; comme le baiser d’une vague; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel, pour elle qui avait le sentiment, debout devant la porte-fenêtre grande ouverte, que quelque chose de terrible était sur le point de survenir; elle qui regardait les fleurs, les arbres avec la fumée qui s’en dégageait en spirale, et les corneilles qui s’élevaient, qui retombaient; restant là à regarder, jusqu’au moment où Peter Walsh avait dit: « Songeuse au milieu des légumes? » — était-ce bien cela? — ou n’était-ce pas plutôt « Je préfère les humains aux choux-fleurs»? Il avait dû dire cela un matin au petit déjeuner alors qu’elle était sortie sur la terrasse. Peter Walsh. Il allait rentrer des Indes, un jour ou l’autre, en juin ou en juillet, elle ne savait plus exactement, car ses lettres étaient d’un ennuyeux … C’est ce qu’il disait qu’on retenait; ses yeux, son couteau de poche, son sourire, son air bougon, et puis, alors que des milliers de choses avaient disparu à jamais, c’est tellement bizarre, une phrase comme celle-ci à propos de choux

 

Withold Gombrovicz, Ferdydurke, 1937 ( traduction G. Sédir)

Cette histoire pleine d'humour noir  décrit la transformation d'un homme de trente ans en un adolescent. Enferré dans sa vie adolescente où se succèdent les rixes entre bandes adverses, les combats de grimaces parodiant les gestes de la messe, la vie de pensionnaire et les vacances à la campagne chez sa vieille tante, le narrateur est condamné à errer dans un univers qui n'est plus le sien.

Ce mardi-là, je m’éveillai au moment sans âme et sans grâce où la nuit s’achève tandis que l’aube n’a pas encore pu naître. Réveillé en sursaut, je voulais filer en taxi à la gare, il me semblait que je devais partir, mais à la dernière minute je compris avec douleur qu’il n’y avait en gare aucun train pour moi, qu’aucune heure n’avait sonné. Je restai couché dans une lueur trouble, mon corps avait une peur insupportable et accablait mon esprit, et mon esprit accablait mon corps et chacune de mes fibres se contractait à la pensée qu’il ne se passerait rien, que rien ne changerait, rien n’arriverait jamais et, quel que soit le projet, il n’en sortirait rien de rien. C’était la crainte du néant, la panique devant le vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuses, terreur de la dissolution et de la fragmentation, frayeur devant la violence que je sentais en moi et qui menaçait dehors et le plus grave était que je sentais sur moi, collée à moi, sans cesse, comme la conscience d’une dérision, d’une raillerie, liées à toutes mes particules, d’une moquerie intime lancée par tous les fragments de mon corps et de mon esprit [...]

Et quand j’eus repris pleine conscience et me mis à réfléchir sur ma vie, ma crainte ne diminua pas d’un iota et s’accrut même encore, quoiqu’elle fut de temps en temps interrompue (ou augmentée ?) par un petit rire que ma bouche ne pouvait retenir. Au milieu du chemin de ma vie, je me trouvais dans une forêt sombre. Cette forêt, qui pis est, était verte !

À l’état de veille, j’étais aussi indéfini, aussi déchiré qu’en rêve. Je venais de franchir le Rubicon de la trentaine, j’avais passé un certain seuil, les papiers d’identité et les apparences extérieures faisaient de moi un homme mûr – que je n’étais pas – mais qu’étais-je donc ? 

 

  • De quels moyens dispose la littérature pour exprimer la vie intérieure des personnages ?
  • Pourquoi peut-on définir l’introspection comme une rupture dans ces textes ?
  • De quel type d’introspection vous sentez-vous le plus proche et pourquoi ?

Texte complémentaire : le discours narratif et les fluctuations temporelles de la vie intérieure. 

Extrait sur la madeleine  – Du coté de chez Swann – A la recherche du temps perdu

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé »

Le monologue intérieur : site magister

Voir la page originale : https://www.site-magister.com/travec5.htm#ixzz6eYcs9c1q
Site protégé par droits d'auteur
Under Creative Commons License: Attribution Non-Commercial No Derivatives
Follow us: @sitemagister on Twitter | sitemagister on Facebook

 

 

 LE MONOLOGUE INTÉRIEUR 

 

 

  e monologue intérieur est une des constantes du Nouveau Roman. Cette caractéristique essentielle de la modernité romanesque est apparue à la fin du XIXème siècle, mais c'est au XXème qu'elle devint une technique narrative symptomatique de certains écrivains. On a pu la nommer alors sous-conversation ou courant de conscience (stream of consciousness) pour caractériser les textes de Samuel Beckett ou Nathalie Sarraute. Les œuvres de James Joyce, Faulkner ou Virginia Woolf  en présentent des formes significatives, mais c'est le romancier français Édouard Dujardin (voir ci-dessous) qui en usa le premier dans Les Lauriers sont coupés (1888). Il en propose la définition suivante :
 « Discours sans auditeur et non prononcé par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial de façon à donner l’impression tout-venant.»  (Le Monologue intérieur, 1931).

  Bien que l'on puisse en observer des formes dans le roman du XIX° siècle (notamment chez Flaubert et Maupassant), le monologue intérieur correspond aux diverses crises que traverse le roman au XX° siècle : crise du narrateur, dont on conteste la prétention à diriger en démiurge une fiction organisée et à s'immiscer dans la psychologie de ses personnages ("Dieu n'est pas un artiste, M. Mauriac non plus", affirmera Sartre); crise du sujet, désormais dénoncé par les béances ou les opacités mises en évidence par la psychanalyse dans le psychisme humain; crise de l'intrigue, détrônée au profit de la volonté d'écrire un roman « sur rien »; crise du style enfin, maintenant ramené par les linguistes à un "au-delà de l'écriture" (Barthes), au surgissement brut des métaphores obsédantes.

  Sur le plan pédagogique, une séquence sur le monologue intérieur pourra s'inscrire dans le travail d'invention et favoriser un apprentissage fructueux de certaines formes de discours. Nous proposons ci-dessous un exemple de séquence que l'on pourra comparer à celle que nous avons consacrée au monologue délibératif : alors que celui-ci se déploie dans une construction rigoureuse au terme de laquelle le sujet affirme son pouvoir de décision, le monologue intérieur reste limité à l'endophasie (ce que Michel Butor a appelé le magnétophone intime) et on pourra demander par exemple à l'élève de passer de l'un à l'autre dans le cadre d'un travail de réécriture.

 

1. Un discours immédiat.

 

  La principale particularité du monologue intérieur est... de ne pas en être un, comme l'a bien noté Gérard Genette :

 « Que l'on imagine un récit commençant (mais sans guillemets) par cette phrase : « Il faut absolument que j'épouse Albertine... », et poursuivant ainsi, jusqu'à la dernière page, selon l'ordre des pensées, des perceptions et des actions accomplies ou subies par le héros. Le lecteur se trouverait installé dès les premières lignes dans la pensée du personnage principal, et c'est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, nous apprendrait ce que fait le personnage et ce qui lui arrive. On a peut-être reconnu dans cette description celle que faisait Joyce des Lauriers sont coupés d'Édouard Dujardin, c'est-à-dire la définition la plus juste de ce que l'on a assez malencontreusement baptisé le "monologue intérieur", et qu'il vaudrait mieux nommer discours immédiat : puisque l'essentiel, comme il n'a pas échappé à Joyce, n'est pas qu'il soit intérieur mais qu'il soit d'emblée ("dès les premières lignes") émancipé de tout patronage narratif, qu'il occupe d'entrée de jeu le devant de la "scène".» Gérard Genette, Figures III, 1972.

   

Le texte ci-dessous nous permettra de repérer l'irruption du monologue intérieur dans une narration. A quel moment cesse le « patronage » du narrateur ?

texte 1 - Louis Aragon (1897-1982)
 Aurélien (1944)

[Ce texte constitue l'incipit du roman. Aurélien évoque les représentations associées au prénom de Bérénice, qu'il vient de rencontrer.]

  La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois... Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
  Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :
               Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
 En général, les vers, lui... Mais celui-ci revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice... l'autre, la vraie... D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie. Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée... un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée... Je demeurai longtemps... je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria... qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite. Sans rire. Tite.
              Je demeurai longtemps errant dans Césarée...
  Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d'un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir derrière des colonnes, surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d'un combat sans honneur.

 En s'aidant du texte précédent, on peut commencer à caractériser le monologue intérieur et comprendre pourquoi G. Genette conteste cette appellation :

 On constate d'abord que dans les passages où s'installe le monologue intérieur, l'instance narrative disparaît complètement : l'énonciation reste limitée au discours du personnage. Quelle forme classique de discours rapporté, interrompue au milieu du texte, reprend ses droits à la fin ? (voyez notre chapitre 2.)
 S'il s'agit d'un monologue « non prononcé », on constatera que le monologue intérieur ne nous introduit nullement dans la « pensée » du personnage, mais plutôt dans un surgissement incontrôlé et désorganisé. Relevez-en les indices syntaxiques : phrases courtes, souvent nominales, fréquemment interrompues; associations d'idées; interrogations.

 

2. Du discours indirect libre...

 

  Les romanciers de la seconde moitié du XIX° siècle ont affectionné le discours indirect libre, qui permet au narrateur de rapporter les propos ou les pensées de ses personnages sans les contraintes du discours direct. Mais rappelons-nous d'abord les principales formes du discours rapporté :

Discours rapporté Indices typographiques Indices verbaux Indices énonciatifs et temporels Exemple
Direct      guillemets un verbe introducteur introduit les paroles prononcées ( ) ancrés dans la situation d'énonciation Sans répondre, Marcel se dit, résolu : « Nom d'un chien ! Eh biendemain, moi, je vais à la pêche ! »
Indirect

un verbe déclaratif commande une subordonnée coupés du moment de l'énonciation Sans répondre, Marcel se dit que le lendemain il irait à la pêche.
Indirect libre

pas de verbe introducteur coupés du moment de l'énonciation Marcel ne répondit pas. Nom d'un chien ! Eh bien, lui, le lendemainil irait à la pêche.
Narrativisé

pas de verbe introducteur les propos ou pensées sont résumés Marcel se promettait d'aller à la pêche le lendemain.

 

  A l'évidence, le monologue intérieur ne peut être associé qu'aux formes du discours indirect libre : on aura remarqué en effet par notre exemple comment celui-ci permet de conserver intactes les marques du langage parlé (« Nom d'un chien ! , Eh bien »). Toutefois la présence du narrateur reste effective : bien que libre, ce discours reste indirect. Intérieur, il est néanmoins extrait de la conscience du personnage par le narrateur et mis en forme par lui. Toutefois celui-ci s'installe au plus près du langage originel de ses personnages tout en ayant l'air de ne pas être partie prenante dans le rapport qu'il en fait. C'est cet avantage qui explique la faveur dont a joui ce type de discours dans le roman réaliste ou naturaliste, notamment chez Zola et Maupassant :

texte 2 - Guy de Maupassant (1850-1893)
 Pierre et Jean, IV (1888)

 [Pierre et Jean sont frères. Pierre vient d'apprendre avec surprise et jalousie que Maréchal, un ancien ami de la famille, a légué  son patrimoine à Jean. Il en vient peu à peu à soupçonner un ancien adultère de sa mère.]

 « Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son cœur. Sa mère ! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau ? Quand on l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable ? Et c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle ! oh ! s'il avait pu la prendre en ses bras en ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée, comme il se fût agenouillé pour demander grâce ! Elle aurait trompé son père, elle ?... Son père ! Certes, c'était un brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et comme mari un homme si différent d'elle ? Pourquoi chercher ? Elle l'avait épousé comme les fillettes épousent le garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection dans la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, sans tendresse !... Sans tendresse ?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point ? Une femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois, seulement, son cœur fût touché ? D'une autre il ne le croirait pas, - pourquoi le croirait-il de sa mère ? Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! car pourquoi serait-elle différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère ? Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui troublent le cœur des jeunes êtres ! Enfermée, emprisonnée dans la boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux. Elle l'avait aimé. Pourquoi pas ? C'était sa mère ! Eh bien ! fallait-il être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il s'agissait de sa mère ? S'était-elle donnée ?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu d'autre amie ; - mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme éloignée et vieillie, - mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur fils !... Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer quelqu'un ! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler ! Qui ? tout le monde, son père, son frère, le mort, sa mère ! Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire ? Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion.

 

 

 

 Ce texte met en scène les troubles ravageurs d'une conscience : mettez en valeur la progression du doute jusqu'à la quasi-certitude finale. Quelles en sont les étapes ?
 Réécriture : en supprimant la présence du narrateur manifestée par les formes des discours direct et indirect libre, transformez ce passage en « monologue intérieur » (discours immédiat) qui saura mettre en valeur la désorganisation de la "pensée" (voyez notre chapitre 3.). On peut pour ce travail s'autoriser des mots mêmes par lesquels le narrateur signale le surgissement chez Pierre de doutes issus de profondeurs « inavouables » :

« Il se pouvait que son imagination seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers infini des idées, et en rapportait parfois d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son âme, dans les replis insondables, comme des choses volées ; il se trouvait que cette imagination seule eût créé, inventé cet affreux doute. Son cœur, assurément, son propre cœur avait des secrets pour lui; et ce cœur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable un moyen de priver son frère de cet héritage qu'il jalousait ? Il se suspectait lui-même, à présent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous les mystères de sa pensée.»

 

 

3. ... au discours direct libre :

 

   C'est donc bien de discours direct libre qu'il convient de parler pour caractériser le monologue intérieur : comme au théâtre, il n'est en effet attelé à aucune autorité narrative. Mais, au contraire du monologue théâtral, il n'est pas censé même être écouté. A l'état brut, voici consignées par un locuteur totalement identifié au personnage (mais dans quel cadre ?) les petits riens qui font notre conversation intime : préoccupations momentanées, projets confus, associations de pensées, délires.

texte 3

Édouard Dujardin  (1861-1949)
Les lauriers sont coupés (1888)

  [Wagnérien, membre du cénacle de Stéphane Mallarmé, Édouard Dujardin avait vingt-cinq ans lorsqu'il entreprit d'écrire ce petit roman en 1886 : « C'est, tout simplement, le récit de six heures de la vie d'un jeune homme qui est amoureux d'une demoiselle - six heures, pendant lesquelles rien, aucune aventure n'arrive.» Daniel Prince, étudiant à Paris, rencontre un ami, dîne seul au restaurant, rentre se préparer chez lui, puis rejoint l'actrice débutante qui, comme l'Odette de Swann, chez Proust, occupe ses pensées alors qu'elle n'est « même pas son genre.»]

  Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les colonnes chargées de chapeaux et de pardessus. Y a-t-il ici quelqu'un de connaissance ? Ces gens me regardent entrer ; un monsieur maigre aux favoris longs, quelle gravité ! les tables sont pleines ; où m'installerai-je ? là-bas un vide ; justement ma place habituelle ; on peut avoir une place habituelle ; Léa n'aurait pas de quoi se moquer.
  - Si monsieur...
  Le garçon. La table. Mon chapeau au porte-manteau. Retirons nos gants ; il faut les jeter négligemment sur la table, à côté de l'assiette ; plutôt dans la poche du pardessus ; non, sur la table ; ces petites choses sont de la tenue générale. Mon pardessus au porte-manteau ; je m'assieds ; ouf ! j'étais las. Je mettrai dans la poche de mon pardessus mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les glaces cet étincellement ; quoi ? le café ; le café où je suis. Ah ! j'étais las. Le garçon :
  - Potage bisque, Saint-Germain, consommé...
  - Consommé.
  - Ensuite, monsieur prendra...
  - Montrez-moi la carte..
  - Vin blanc, vin rouge...
  - Rouge...
  La carte. Poissons, sole... Bien, une sole. Entrées, côte de pré-salé... non. Poulet... soit.
  - Une sole ; du poulet ; avec du cresson.
  - Sole ; poulet-cresson.
  Ainsi, je vais dîner ; rien là de déplaisant. Voilà une assez jolie femme ; ni brune ni blonde ; ma foi, air choisi ; elle doit être grande : c'est la femme de cet homme chauve qui me tourne le dos ; sa maîtresse plutôt ; elle n'a pas trop les façons d'une femme légitime ; assez jolie, certes. Si elle pouvait regarder par ici ; elle est presque en face de moi ; comment faire ? A quoi bon ? Elle m'a vu. Elle est jolie ; et ce monsieur paraît stupide ; malheureusement je ne vois de lui que le dos ; je voudrais bien connaître aussi sa figure ; c'est un avoué, un notaire de province ; suis-je bête ! Et le consommé ? La glace devant moi reflète le cadre doré ; le cadre doré qui est donc derrière moi ; ces enluminures sont vermillonnées, les feux de teintes écarlates ; c'est le gaz tout jaune clair qui allume les murs ; jaunes aussi du gaz, les nappes blanches, les glaces, les verreries. On est commodément ; confortablement. Voici le consommé, le consommé fumant ; attention à ce que le garçon ne m'en éclabousse rien. Non ; mangeons. Ce bouillon est trop chaud ; essayons encore. Pas mauvais. J'ai déjeuné un peu tard, et je n'ai guère faim ; il faut pourtant dîner. Fini, le potage. De nouveau cette femme a regardé par ici ; elle a des yeux expressifs et le monsieur parait terne ; ce serait extraordinaire que je fisse connaissance avec elle ; pourquoi pas ? II y a des circonstances si bizarres ; d'abord en la considérant longtemps, je puis commencer quelque chose ; ils sont au rôti ; bah ! j'aurai, si je veux, achevé en même temps qu'eux ; où est le garçon, qu'il se hâte ; jamais on n'achève dans ces restaurants ; si je pouvais m'arranger à dîner chez moi ; peut-être que mon concierge me ferait faire quelque cuisine à peu de frais chaque jour. Ce serait mauvais. Je suis ridicule ; ce serait ennuyeux ; les jours où je ne puis rentrer, qu'adviendrait-il ? au moins dans un restaurant on ne s'ennuie pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Le texte est censé respecter au plus près « la vie immédiate de la conscience ». Mais l'authenticité du procédé peut être mise en cause, laissant deviner la mise en forme d'un narrateur et un simple procédé d'écriture non dénué d'artifice :
 « Que voyons-nous ? quelqu'un qui dialogue avec lui-même d'une façon beaucoup plus continue, plus détaillée, que nous n'avons coutume de le faire dans la vie courante, et qui énumère pour soi des objets. En quoi peut-on prétendre que j'atteins ici la « pensée intime en formation » ? Bien plus, on discute avec soi, devant moi, on s'interroge. Si ce n'est pas là un « monologue bavardé », je veux être pendu. [...] Comment ne pas voir que c'est là un simple procédé d'écriture, bien plus : un découpage à la machine et que les interminables périodes de Proust traduisent beaucoup plus directement le devenir intérieur que ce laborieux pointillisme verbal.» (Gabriel Marcel, in La Nouvelle Revue française, février 1925).
  Comment se manifeste ce pointillisme verbal ?
 Le monologue intérieur défini par Dujardin peut faire penser à l'écriture automatique des surréalistes. On peut considérer d'ailleurs que celle-ci, dans le cadre du poème, paraît beaucoup plus à même de reproduire le « fonctionnement réel de la pensée » :
 
« Il faudrait encore se demander si l'objet même qu'on poursuit [dans le monologue intérieur] - qu'on croit poursuivre - n'est pas contradictoire, et si la tentative ne revient pas en somme à transporter dans l'ordre du récit des exigences qui ne sont applicables qu'au poème. Un récit est inévitablement adressé à quelqu'un, serait-ce à soi-même, tandis que cet élément d'intention et je dirai presque d'appel à autrui peut faire défaut dans le poème, comme dans la musique, là où ceux-ci sont l'explosion irrésistible d'une façon d'être ou de sentir.» (Gabriel Marcel, ibid.)
  Recherchez et lisez des poèmes surréalistes (par exemple, quelques extraits des Champs magnétiques d'André Breton et Philippe Soupault. Comment en effet peuvent-ils prétendre plus authentiquement cerner le discours immédiat de la pensée ?

 

 Il y a aussi le bavardage, et ce qu’on a appelé le monologue intérieur , qui ne reproduit nullement, on le sait bien, ce qu’un homme se dit à lui-même, car l’homme ne se parle pas, et l’inimitié de l’homme est non pas silencieuse, mais le plus souvent muette, réduite à quelques signes espacés. Le monologue intérieur est une imitation fort grossière, et qui n’en imite que les traits d’apparence, du flux ininterrompu et incessant de la parole non parlante. Ne l’oublions pas, la force de celle-ci est dans sa faiblesse, elle ne s’entend pas, c’est pourquoi on ne cesse de l’entendre, elle est aussi près que possible du silence, c’est pourquoi elle le détruit complètement. Enfin, le monologue intérieur a un centre, ce « Je » qui ramène tout à lui-même, alors que l’autre parole n’a pas de centre, elle est essentiellement errante et toujours au-dehors.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, 1959.

 

 Pour avoir une idée de la fortune du monologue intérieur dans le roman moderne, on lira par exemple celui de Molly Bloom dans Ulysse de James Joyce et La Route des Flandres de Claude Simon, ou tel passage de roman contemporain qui, sans être totalement régi par cette technique, l'emploie volontiers pour exprimer une émotion arrachée au plus intime. Ainsi, dans le texte suivant, le monologue intérieur envahit soudain le récit pour exprimer une peur obsédante :

texte 4

Boris Vian  (1920-1959)
L'Arrache-cœur (1951)

[Le roman met en scène l'inquiétude névrotique de Clémentine pour ses trois enfants, Joël, Noël et Citroën.]

  Les Chinoises, on leur met les pieds dans des chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes. Ou des petits étaux. Ou des moules d'acier. Mais en tout cas, on s'arrange pour que leurs pieds restent tout petits. On devrait faire la même chose avec les enfants entiers. Les empêcher de grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils n'ont pas de soucis. Ils n'ont pas de besoins. Ils n'ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils vont vouloir aller plus loin. Et que de risques nouveaux. S'ils sortent du jardin, il y a mille dangers supplémentaires. Que dis-je mille ? Dix mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut éviter à tout prix qu'ils ne sortent du jardin. Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre incalculable de risques. Il peut y avoir un coup de vent imprévu qui casse une branche et les assomme. Que la pluie survienne, et, s'ils sont en sueur après avoir joué au cheval, ou au train, ou au gendarme et au voleur, ou à un autre jeu courant, que la pluie survienne et ils vont attraper une congestion pulmonaire, ou une pleurésie, ou un froid, ou une crise de rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde, ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la varicelle, ou cette nouvelle maladie dont personne ne sait encore le nom. Et si un orage se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas, il peut même y avoir ce qu'ils disent, ces phénomènes d'ionisation, ça a un assez sale nom pour que ça soit terrible, ça rappelle inanition. Et il peut arriver tant d'autres choses. S'ils sortaient du jardin, cela serait évidemment bien pire. Mais n'y pensons pas pour l'instant. Il y a assez à faire pour épuiser toutes les possibilités propres du jardin. Et quand ils seront plus grands, ah, là là ! Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment : qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je réfléchirai à tout ça un peu plus tard; je ne l'oublie pas : grandir et sortir. Mais je veux me contenter du jardin pour le moment. Rien que dans le jardin, le nombre d'accidents est énorme ! Justement, le gravier des allées. Combien de fois n'ai-je pas dit qu'il était ridicule de laisser les enfants jouer avec le gravier. S'ils en avalent ? On ne peut pas s'en apercevoir tout de suite. Et trois jours après, c'est l'appendicite. Obligés d'opérer d'urgence. Et qui le ferait ? Jacquemort ? Ce n'est pas un docteur. Le médecin du village ? Il n'y a qu'un vétérinaire. Alors, ils mourraient, tout simplement. Et après avoir souffert. La fièvre. Leurs cris. Non, pas de cris, ils gémiraient, ce serait encore plus horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver de la glace pour leur mettre sur le ventre. La température monte, monte. Le mercure dépasse la limite. Le thermomètre éclate. Et un éclat de verre vient crever l'œil de Joël qui regarde Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l'œil. Personne pour le soigner. Tout le monde est occupé de Citroën, qui geint de plus en plus doucement. Profitant du désordre, Noël se faufile dans la cuisine. Une bassine d'eau bouillante sur le fourneau. Il a faim On ne lui a pas donné son goûter, naturellement; ses frères malades, on l'oublie. Il monte sur une chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot de confiture. Mais la bonne l'a remis un peu plus loin que d'habitude, parce qu'elle a été gênée par une poussière volante. Cela n'arriverait pas si elle balayait un peu plus soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe dans la bassine. Il a le temps de pousser un cri, un seul et il est mort, mais il se débat encore mécaniquement, comme les crabes qu'on jette vivants dans l'eau bouillante. Il rougit comme les crabes. Il est mort. Noël !
  Clémentine se précipita vers la porte. Elle appela la bonne.
  - Oui Madame ?
  - Je vous interdis de servir des crabes à déjeuner.

[ch. VI]

 

 

 

  Alors que l'enjeu mis sur l'écriture du récit par les théoriciens du monologue intérieur les condamne souvent à l'expression décousue d'une série de riens, son utilisation ici paraît plus pertinente. Il ne s'agit pas vraiment d'immédiateté puisque le personnage est tout entier tendu vers un avenir redouté, qu'actualise de manière fantasmatique le présent de narration. Ceci donne à son discours une continuité certes peu « logique », mais particulièrement représentative d'une conscience saisie par l'angoisse.

 Montrez comment le monologue de Clémentine passe par des étapes qui en accusent de plus en plus le caractère pathologique.
 Recensez les procédés syntaxiques  (types de phrases, tournures, modes et temps verbaux) par lesquels le lecteur a l'impression d'être le témoin d'un véritable délire.

 

   Ainsi le monologue intérieur trouve tout son intérêt en tant que technique ponctuelle et non en tant que genre. En dehors des auteurs étrangers déjà cités, on en trouvera des exemples dans quelques romans français du XX° siècle :
  André Gide : Paludes (1895)
  Valery Larbaud : Amants, heureux amants (1923)
  Raymond Queneau : Les Derniers jours (1935)
  Nathalie Sarraute : Martereau (1953)
  Jean Cayrol : Les Corps étrangers (1964)
  Albert Cohen : Belle du Seigneur (1968).

 

 

 

 

 

 

❤ ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND Bande Annonce VF 2004 HD

L'idylle entre Clementine et Joel a pris fin, en raison de leurs caractères trop différents et de la routine. Pour apaiser ses souffrances, Clementine a recours à Lacuna, un procédé révolutionnaire qui efface certains souvenirs. Désespéré, Joel décide de suivre le même processus.Ainsi, bien au-delà du film d’anticipation technologique (manipulation de la mémoire et des souvenirs), Michel Gondry offre une analyse philosophique sur le temps et l’homme, la mémoire et l’oubli. 

Cléo de 5 à 7 (1962) Bande Annonce VF

Cléo, belle chanteuse insouciante apprend qu'elle est menacée du cancer. De cinq heure à sept heures, elle attend les résultats de l'examen. Le film la suit pendant ces deux heures d'attente angoissée.

http://www.transmettrelecinema.com/film/cleo-de-5-a-7/

« Le romantisme est … dans la manière de sentir. Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. Qui dit romantisme dit art moderne, c’est à dire intimité, couleurs, aspiration vers l’infini exprimée par tous les moyens que contiennent les arts »  Charles Baudelaire salon de 1846.

« Être romantique, c'est dédaigner les filiations consacrées, transgresser les interdits formels, ignorer les poétiques qui oppriment l'esprit et brident le génie, c'est choquer les habitudes, oser innover pour proposer des œuvres vivantes, en prise directe sur les urgences et les problèmes du jour : "Le romantique dans tous les arts, c'est ce qui représente les hommes d'aujourd'hui, et non ceux des temps héroïques si loin de nous, et qui probablement n'ont jamais existé." Stendhal, Racine et Shakespeare (1823-1825)

« Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature.»,Victor Hugo , Hernani (Préface), 1830

 

LE ROMANTISME I - LE MOT, LA NOTION, LA CONFIGURATION HISTORIQUE, IDÉOLOGIQUE, LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE (PAR GÉRARD GENGEMBRE)

https://www.canal-u.tv/video/cpge_jean_zay/le_romantisme_i_le_mot_la_notion_la_configuration_historique_ideologique_litteraire_et_artistique_par_gerard_gengembre.38759

Romantisme ou romantismes ? Il est essentiel de comprendre les conditions historiques et idéologiques de la naissance, de la diffusion et des interprétations de la représentation romantique globale de l'homme et du monde pour appréhender la complexité de ce mouvement très divers selon les aires culturelles où il s'est développé.

LE ROMANTISME II - LES THÈMES, LES REPRÉSENTANTS MAJEURS ET LES ŒUVRES ESSENTIELLES (PAR GÉRARD GENGEMBRE)

https://www.canal-u.tv/video/cpge_jean_zay/le_romantisme_ii_les_themes_les_representants_majeurs_et_les_uvres_essentielles_par_gerard_gengembre.39139

L'ampleur de la sphère romantique englobe des thématiques diverses, liées à l'histoire et à la culture des différentes nations, ainsi que des illustrations artistiques, philosophiques et littéraires extrêmement nombreuses, qui ont contribué à approfondir la représentation romantique de l'homme et du monde.

 

Victor Hugo (1802 - 1885) - Hernani (Préface)

Jeunes gens, ayons bon courage! Si rude qu'on nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l'œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d'aujourd'hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Ces ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles, et tout ce qu'on fait contre elles, les sert également. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites, et que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale ; comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poétique? à peuple nouveau, art nouveau.

 

LIRE L’ESSAI

LIRE L’ESSAI

Alice Zeniter, Toute une moitié du monde (2022)

 Nous passons une bonne partie de nos vies dans des univers fictionnels : livres, films, séries, histoires d’horreur ou rêves d’avenir divers racontés en groupe… Nous nous plongeons, en moyenne, plusieurs heures par jour au sein de ces fictions, en compagnie d’une myriade de personnages auxquels, d’une manière ou d’une autre, nous nous lions. Mais de quelle manière, précisément ? Au début de ce texte, j’ai parlé d’identification (ou de manque d’identification) aux personnages féminins. C’est un mot qui est souvent employé et que j’ai moi-même repris un peu vite… Diverses études menées en sciences cognitives sur le rapport des individus aux personnages de fiction montrent que celui-ci relève plutôt de l’empathie, comme l’explique Françoise Lavocat. Nous ne sommes pas Jon Snow, perdu au milieu de la neige dans Game of Thrones, ou Lisbeth Salander, lancée sur sa moto dans Millénium, nous ne croyons pas l’être, nous sommes avec eux, souffrons avec eux, nous réjouissons pour eux. Les recherches en sciences cognitives ont prouvé, notamment grâce à l’IRM, que le fait d’être témoins des réactions de nos semblables ou d’en voir une représentation provoque chez nous une même activation des zones cérébrales liées à l’imitation et à l’émotion. Ceci se produit de façon extrêmement rapide et presque involontaire. L’empathie a très probablement joué un rôle décisif au cours de l’évolution, en tant que réaction réflexe provoquant le comportement approprié en cas de danger : secours, solidarité, fuite collective… C’est grâce à ce lien entre fiction (comme représentation des réactions) et empathie que la fiction a connu une valorisation inédite dans les années 1990, note Françoise Lavocat. Cette valorisation « coïncide avec l’essor de la culture de l’empathie, voire de la culture du care » et « conduit à envisager la fiction d’une façon nouvelle : enrôlée dans la promotion du souci de l’autre, la fiction est découverte bénéfique pour l’individu, la société, l’espèce ». Cette réflexion prend une tournure particulière aujourd’hui. Les deux années de pandémie qui viennent de s’écouler ont mis en lumière le fait que les métiers du soin étaient majoritairement exercés par des femmes, généralement sous-payées, des travailleuses pauvres à l’emploi du temps morcelé, aux déplacements incessants, au dos cassé… Le « souci de l’autre », dans les établissements médicaux, les écoles, à domicile, les associations qui aident les réfugiés, échoit presque toujours aux femmes. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si c’est ce lien entre fiction et care qui fait que lire des romans paraît aussi un exercice réservé aux femmes, comme le montrent les études du Centre national du livre : sept lecteurs de roman sur dix sont en réalité des lectrices. J’imagine bien que ce n’est une donnée nouvelle ni pour les libraires ni pour les auteurs et autrices, les bénévoles de festivals ou les responsables à la culture : ça saute aux yeux à chaque événement littéraire, parfois plus brusquement qu’on le souhaiterait d’ailleurs. J’ai souvent vu, dans les Salons du livre, un homme se présenter devant moi et me dire, tout frétillant : « Je ne lis pas de romans, seulement des essais. » Je n’ai jamais compris la pointe de fierté et de défi qui sonnait dans cette phrase. Et alors ? Tu veux que je te provoque en duel sur le parking du parc des expositions ? Ça te regarde… Peut-être que la prochaine fois, je répondrai que c’est dommage, c’est une menace pour l’espèce1 ;

Claire Marin, Rupture(s) (2019)

Ces ruptures intimes qui font émerger un sujet neuf ne sont pas seulement douloureuses, elles sont à la fois profondément inquiétantes et excitantes. Elles interrogent la représentation fondatrice du sujet, dans sa constance et sa continuité, dans sa durée. Elles posent la question de l’unité de notre être. Peut-être, comme l’affirme le poète Henri Michaux :

« Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à untel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion di précédent et à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué. On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. »

 Suis-je autre chose que ce que les accidents me font devenir ? Pourquoi croire à un sujet constant, n’y a-t-il pas plutôt une myriade intérieure de personnages qui surgissent au gré des aléas ? Celui que je suis n’est-il pas toujours une surprise ? Selon Michaux, nous serions aveuglés par le préjugé de l’unité. Nous partons du principe qu’il existe une identité stable et singulière pour chaque individu, nous imaginons être une personne, là où nous ne sommes peut-être que des personnages. Pourquoi cette préférence spontanée pour l’unité du sujet ? Ce « préjugé de l’unité » vient peut-être de la grammaire, comme le suggère Nietzsche. Nous croyons qu’il existe un moi parce que nos langues européennes le conjuguent. Il existerait une première personne, un « moi » qui constituerait une singularité absolue. Cette idée d’une unité du sujet est ancrée en nous depuis longtemps. Elle s’énonce dès les premières injonctions de l’enfance : « Cesse de t’éparpiller, concentre-toi. » C’est ainsi sans doute que se construit progressivement cet idéal d’un sujet unifié, capable de se recentrer sur une chose et ce faisant de s’unir, se rassembler, être un.

Les souffrances du jeune Werther : oeuvre intégrale en PDF

Bright Star de Jane Campion (Bande annonce VOSTFR)

Bright Star  relate l’histoire d’amour, à la fois chaste et passionnelle, entre le poète romantique John Keats et sa voisine Fanny Brawne, dans la campagne londonienne de 1818.Le film raconte une histoire vraie mettant en scène une figure importante de la littérature anglo-saxonne, mais cet épisode intime est suffisamment méconnu voire ignoré pour permettre un réel déploiement romanesque et explorer les sentiments et la relation de John et Fanny, 

« La poésie de Keats a inspiré toute la structure de l’histoire du film. Certains de ses poèmes ont été écrits sous forme d’odes, d’autres sous celle de ballades , et je me suis mise à réfléchir à l’histoire de Fanny et de John comme à une ballade, une sorte de poème narratif » déclarait Jane Campion.

 

L'art, sublimation de la sensibilité

Marcel Proust « Le  Temps retrouvé », A la recherche du temps perdu, 1927

https://lycee.hachette-education.com/ressources/0002016289914/Proust_Le_temps_retrouve.mp3

 La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas “ développés ”. Notre vie, et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune[…]

 Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-mêmes,  l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude, aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie . En somme, cet art si compliqué, est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres  et nous fait voir à nous-mêmes notre propre vie, cette vie qui ne peut pas « s’observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées.

1. En quoi la première phrase est-elle surprenante, paradoxale ? Comment la comprenez-vous ?

2. Quelle définition du travail de l’artiste ce texte donne-t-il ?

 

Vassily Kandinsky, Regards sur le passé (1912-1922)

Le peintre Kandinsky parle de son tableau  La vieille ville

Dans ce tableau encore, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure, qui était et reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force, celle qu'il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n'est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d'effort, toujours plus rougeâtre, d'un rouge d'abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache, qui comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l'être intérieur, l'âme toute entière. Non, ce n'est pas l'heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n'est que l'accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises - avec chacune sa mélodie propre - , le gazon d'un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l'allegretto des rameaux dénudés, l'anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un Alleluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d'Ivan-Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d'or de la coupole, qui parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste. Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé. Elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu'au fond de l'âme, et qui atteignait jusqu'à l'extase. Et en même temps, c'était aussi un tourment, car j'en ressentais l'art en général et mes forces en particulier comme bien trop faibles en face de la nature.Vieille ville II, Kandinsky. | Kandinsky, Wassily kandinsky, Impressionism

https://culture.tv5monde.com/arts-et-spectacles/les-maitres-de-la-peinture-moderne/vassily-kandinsky-12230

 

Arthur Rimbaud, Poésies , 1871

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

L'art, sublimation de la sensibilité

Marcel Proust « Le  Temps retrouvé », A la recherche du temps perdu, 1927

https://lycee.hachette-education.com/ressources/0002016289914/Proust_Le_temps_retrouve.mp3

 La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas “ développés ”. Notre vie, et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune[…]

 Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-mêmes,  l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude, aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie . En somme, cet art si compliqué, est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres  et nous fait voir à nous-mêmes notre propre vie, cette vie qui ne peut pas « s’observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées.

1. En quoi la première phrase est-elle surprenante, paradoxale ? Comment la comprenez-vous ?

2. Quelle définition du travail de l’artiste ce texte donne-t-il ?

 

Vassily Kandinsky, Regards sur le passé (1912-1922)

Le peintre Kandinsky parle de son tableau  La vieille ville

Dans ce tableau encore, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure, qui était et reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force, celle qu'il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n'est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d'effort, toujours plus rougeâtre, d'un rouge d'abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache, qui comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l'être intérieur, l'âme toute entière. Non, ce n'est pas l'heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n'est que l'accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises - avec chacune sa mélodie propre - , le gazon d'un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l'allegretto des rameaux dénudés, l'anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un Alleluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d'Ivan-Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d'or de la coupole, qui parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste. Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé. Elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu'au fond de l'âme, et qui atteignait jusqu'à l'extase. Et en même temps, c'était aussi un tourment, car j'en ressentais l'art en général et mes forces en particulier comme bien trop faibles en face de la nature.Vieille ville II, Kandinsky. | Kandinsky, Wassily kandinsky, Impressionism

https://culture.tv5monde.com/arts-et-spectacles/les-maitres-de-la-peinture-moderne/vassily-kandinsky-12230

 

Arthur Rimbaud, Poésies , 1871

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Chapitre 3 : Les métamorphoses du moi

I. Quis suis-je?

Que veulent dire "Moi", "Je" ?

1. Sartre, La nausée, 1938

J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renaît dans ma bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi.
Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi. Elle s'ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant - on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c'est intolérable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n'insiste pas: ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel.
Je me lève en sursaut: si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ça irait déjà mieux. Les pensées, c'est ce qu'il y a de plus fade. Plus fade encore que de la chair. Ça s'étire à n'en plus finir et ça laisse un drôle de goût. Et puis il y a les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches de phrases qui reviennent tout le temps: "Il faut que je fini... J'ex... Mort... M. de Roll est mort... Je ne suis pas... J'ex..." Ça va, ça va... et ça ne finit jamais. C'est pis que le reste parce que je me sens responsable et complice. Par exemple, cette espèce de rumination douloureuse:
j'existe, c'est moi qui l'entretiens. Moi. Le corps, ça vit tout seul, une fois que ça a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue, qui la déroule. J'existe. Je pense que j'existe. 

Questions essentielles pour traiter le texte :

  • Pourquoi l’auteur oppose-t-il le corps et la pensée ?
  • En quoi cette introspection est-elle angoissante ? Comment peut-on la rapprocher du titre La Nausée ?

    Problématiques possibles :

  • Montrez que l’introspection du personnage est inquiétante.
  • Par quels moyens Sartre définit-il sa perception de l’existence ?

2. Proust,  Du Côté de chez Swann, I, 1, 1913

Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.

 Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.

3. Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 1871

Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !

En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l’Action. . Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues !

II. Les métamorphoses du personnage littéraire

Quelles sont les fonctions de la métamorphose dans la littérature, que nous racontent-elles ?

Dali - Métamorphose de Narcisse - LANKAART

Les différentes formes de métamorphoses :

  • Métamorphose involontaire de l'homme victime des sortilèges (métamorphose subie)
  •  Métamorphose délibérée par science personnelle ou par aide magique, métamorphose décidée, choisie (don, pouvoir magique)
  • Métamorphose naturelle du personnage qui appartient à la fois à l'espèce humaine et à l'espèce animale (plus rarement végétale)
  • Métamorphose spontanée (Daphné en laurier, Narcisse en fleur, Eglé en sapin.)  
  • Métamorphose initiatique, certains passages évolutifs de la vie peuvent être perçus comme des métamorphoses (la puberté, le passage de l'enfance à l'âge adulte.)
  • Métamorphose définitive ou temporaire

Bibliographie : Les métamorphoses , Ovide - Cendrillon,Perrault-  Rhinoceros, Ionesco- La métamorphose, Kafka - Truisme, Darrieussecq- La belle et la bête, Mme Leprince de Beaumont-  Le portrait de Dorian Gray, Wilde -Alice au pays des merveilles, Carroll- L'âne d'or, Apulée-  Pinocchio, Collodi - Dr Jekyll et Mr Hyde, Stevenson- Le Horla, Maupassant - Frankenstein, Shelley- Dracula, Stoker- Lorsque j’étais une œuvre d’art,Schmidt-

Chapitre 3 : Les métamorphoses du moi

Questions sur le film :

  • Quelles sont les métamorphoses du moi évoquées dans le film?
  • Relisez le texte de Freud à propos des souvenirs écrans. Comment cela est-il illustré par le film?
  • Quel est dans l'analyse psychanalytique et dans le film, l'intérêt du rêve?
  • Quels liens voyez-vous entre la fameuse phrase de Rimbaud " Je est un autre" et ce film? Quelles sont les différences dans la définition qu'en faisait Rimbaud?
  • Donner quelques exemples de caméra subjective : quels intérêts?

19 mars 1948 / 1h 50min / ThrillerPolicier

De Alfred Hitchcock

Avec Gregory PeckIngrid BergmanLeo G. Carroll

Nationalité américain

Texte de Freud "Une difficulté de la psychanalyse" (1917) (traduction Bertrand Feron, recueilli dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Folio Essai)

"Dans certaines maladies et justement, il est vrai, dans le cas des névroses que nous étudions, il en va autrement. Le moi se sent mal à l’aise, il rencontre des limites à son pouvoir à l’intérieur de sa propre maison, l’âme. Des pensées surgissent soudain dont on ne sait d’où elles viennent ; et l’on ne peut rien faire pour les chasser. Ces hôtes étrangers semblent avoir eux-mêmes plus de pouvoir que ceux qui sont soumis au moi ; ils résistent à tous les moyens par ailleurs éprouvés, par lesquels la volonté exerce son pouvoir, ne se laissent pas démonter par la réfutation logique, restent imperméables aux énoncés contraires de la réalité. Ou bien surviennent des impulsions qui ressemblent à celles d’un étranger, si bien que le moi les dénie, mais il ne peut s’empêcher de les redouter et de prendre à leur encontre des mesures préventives. Le moi se dit que c’est une maladie, une invasion étrangère, il accroît sa vigilance, mais il ne peut comprendre pourquoi il se sent si étrangement paralysé.

Il est vrai que la psychiatrie, dans de telles occurrences, conteste que des esprits malins étrangers aient pénétré dans la vie psychique ; mais par ailleurs, elle se contente de hausser les épaules en disant : dégénérescence, disposition héréditaire, infériorité constitutionnelle ! La psychanalyse, elle, entreprend d’élucider ces cas de maladie étranges, elle se lance dans des investigations minutieuses et de longue haleine, élabore des concepts auxiliaires et des constructions scientifiques, et elle peut finalement dire au moi : « Rien d’étranger n’est entré en toi, c’est une partie de ta propre vie psychique qui s’est dérobée à ta connaissance et à la domination de ta volonté. C’est pourquoi d’ailleurs tu es si faible pour te défendre ; tu combats avec une partie de tes forces contre l’autre partie ; tu ne peux pas mobiliser toutes tes forces comme contre un ennemi extérieur. Et ce n’est même pas la part la plus mauvaise ou la plus insignifiante de tes forces psychiques qui s’est ainsi opposée à toi et est devenue indépendante de toi. La responsabilité, je dois le dire, t’en incombe entièrement. Tu as surestimé tes forces quand tu as cru que tu pouvais faire de tes pulsions sexuelles ce que tu voulais, et que tu n’avais pas besoin de faire le moindre cas de leurs intentions. Alors elles se sont révoltées, et ont suivi leurs propres voies obscures pour échapper à la répression, elles se sont fait droit d’une manière qui ne peut plus te convenir. Comment elles y ont réussi, et par quelle route elles ont cheminé, cela, tu ne l’as pas appris ; c’est seulement le résultat de ce travail, le symptôme, que tu ressens comme souffrance, qui est parvenu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas alors comme un rejeton de tes propres pulsions réprouvées, et tu ne sais pas qu’il s’agit là de leur satisfaction substitutive.

Mais ce qui rend tout ce processus possible, c’est seulement le fait que tu es également dans l’erreur sur un autre point important. Tu es assuré d’apprendre tout ce qui se passe dans ton âme, pourvu que ce soit assez important, parce que, alors, ta conscience te le signale. Et quand dans ton âme tu n’as reçu aucune nouvelles de quelque chose, tu admets en toute confiance que cela n’est pas contenu en elle. Davantage, tu vas jusqu’à tenir "psychique" pour identique à "conscient", c’est-à-dire connu de toi, malgré les preuves les plus patentes que dans ta vie psychique, il doit en permanence se passer beaucoup plus de choses qu’il n’en peut accéder à ta conscience. Accepte donc sur ce point de te laisser instruire ! Le psychique en toi ne coïncide pas avec ce dont tu es conscient ; ce sont deux choses différentes, que quelque chose se passe dans ton âme, et que tu en sois par ailleurs informé. Je veux bien concéder qu’à l’ordinaire, le service de renseignement qui dessert ta conscience suffit à tes besoins. Tu peux te bercer de l’illusion que tu apprends tout ce qui revêt une certaine importance. Mais dans bien des cas, par exemple dans celui d’un conflit pulsionnel de ce genre, il est en panne, et alors, ta volonté ne va pas plus loin que ton savoir. Mais dans tous les cas, ces renseignements de ta conscience sont incomplets et souvent peu sûrs ; par ailleurs, il arrive assez souvent que tu ne sois informé des événements que quand ils sont déjà accomplis et que tu ne peux plus rien y changer. Qui saurait évaluer, même si tu n’es pas malade, tout ce qui s’agite dans ton âme et dont tu n’apprends rien, ou dont tu es mal informé ? Tu te comportes comme un souverain absolu qui se contente des renseignements que lui apportent les hauts fonctionnaires de sa cour, et qui ne descend pas dans la rue pour écouter la voix du peuple. Entre en toi-même, dans tes profondeurs, et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu dois devenir malade, et tu éviteras peut-être de le devenir. »

Souvenir et souvenir-écran

Psychopathologie de la vie quotidienne , Freud ,1901

J’ai pu démontrer la nature tendancieuse de nos souvenirs   on la soupçonnait le moinsJe suis parti de ce fait bizarre que les premiers souvenirs d’enfance d’une personne se rapportent le plus souvent à des choses indifférentes et secondairesalors qu’il ne reste dans la mémoire des adultes aucune trace (je parle d’une façon généralenon absoluedes impressions fortes et affectives de cette époqueComme on sait que la mémoire opère un choix entre les impressions qui s’offrent à ellenous sommes obligés de supposer que ce choix s’effectue dans l’enfance d’après d’autres critères qu’à l’époque de la maturité intellectuelleMais un examen plus approfondi montre que cette supposition est inutileLes souvenirs d’enfance indifférents doivent leur existence à un processus de déplacementils constituent la reproduction substitutive d’autres impressionsréellement importantesdont l’analyse psychique révèle l’existencemais dont la reproduction directe se heurte à une résistanceOrcomme ils doivent leur conservationnon à leur propre contenumais à un rapport d’association qui existe entre ce contenu et un autrerefouléils justifient le nom de « souvenirs-écrans » sous lequel je les ai désignés. […]

Des souvenirs d’enfance conservés, les uns nous paraissent tout à fait compréhensibles, d’autres bizarres et inexplicables. Il n’est pas difficile de redresser certaines erreurs relatives à chacune de ces deux catégories. Lorsqu’on soumet à l’examen analytique les souvenirs conservés par un homme, on constate facilement qu’il n’existe aucune garantie quant à leur exactitude. Certains souvenirs sont incontestablement déformés, incomplets ou ont subi un déplacement dans le temps et dans l’espace.

 

Les métamorphoses du moi : « Le monstre en nous »

Le mythe du double, vers la découverte de l’inconscient

Lectures cursives

  1. Le portrait de  Dorian Gray , Oscar Wilde,1890

Il avait souvent dit à la jeune fille dont il s’était fait aimer qu’il était pauvre, et elle l’avait cru ; une fois, il lui avait dit qu’il était méchant ; elle s’était mise à rire, et lui avait répondu que les méchants étaient toujours très vieux et très laids. Quel joli rire elle avait. On eût dit la chanson d’une grive !… Comme elle était gracieuse dans ses robes de cotonnade et ses grands chapeaux. Elle ne savait rien de la vie, mais elle possédait tout ce que lui avait perdu…

Quand il atteignit son habitation, il trouva son domestique qui l’attendait… Il l’envoya se coucher, se jeta sur le divan de la bibliothèque, et commença à songer à quelques-unes des choses que lord Henry lui avait dites…

Était-ce vrai que l’on ne pouvait jamais changer… Il se sentit un ardent et sauvage désir pour la pureté sans tache de son adolescence, son adolescence rose et blanche, comme lord Henry l’avait une fois appelée. Il se rendait compte qu’il avait terni son âme, corrompu son esprit, et qu’il s’était créé d’horribles remords ; qu’il avait eu sur les autres une désastreuse influence, et qu’il y avait trouvé une mauvaise joie ; que de toutes les vies qui avaient traversé la sienne et qu’il avait souillées, la sienne était encore la plus belle et la plus remplie de promesses…

Tout cela était-il irréparable ? N’était-il plus pour lui, d’espérance ?…

Ah ! quel effroyable moment d’orgueil et de passion, celui où il avait demandé que le portrait assumât le poids de ses jours, et qu’il gardât, lui, la splendeur impolluée de l’éternelle jeunesse !

Tout son malheur était dû à cela ! N’eût-il pas mieux valu que chaque péché de sa vie apportât avec lui sa rapide et sûre punition ! Il y a une purification dans le châtiment. La prière de l’homme à un Dieu juste devrait être, non pas : Pardonnez-nous nos péchés ! Mais : Frappez-nous pour nos iniquités !…

Le miroir curieusement travaillé que lord Henry lui avait donné il y avait si longtemps, reposait sur la table, et les amours d’ivoire riaient autour comme jadis. Il le prit, ainsi qu’il l’avait fait, cette nuit d’horreur, alors qu’il avait pour la première fois, surpris un changement dans le fatal portrait, et jeta ses regards chargés de pleurs sur l’ovale poli.

Une fois, quelqu’un qui l’avait terriblement aimé, lui avait écrit une lettre démentielle, finissant par ces mots idolâtres : « Le monde est changé parce que vous êtes fait d’ivoire et d’or. Les courbes de vos lèvres écrivent à nouveau l’histoire ! »

Cette phrase lui revint en mémoire, et il se la répéta plusieurs fois.

Il prit soudain sa beauté en aversion, et jetant le miroir à terre, il en écrasa les éclats sous son talon !… C’était sa beauté qui l’avait perdu, cette beauté et cette jeunesse pour lesquelles il avait tant prié ; car sans ces deux choses, sa vie aurait pu ne pas être tachée. Sa beauté ne lui avait été qu’un masque, sa jeunesse qu’une raillerie.

Qu’était la jeunesse d’ailleurs ? Un instant vert et prématuré, un temps d’humeurs futiles, de pensées maladives… Pourquoi avait-il voulu porter sa livrée… La jeunesse l’avait perdu.

Il valait mieux ne pas songer au passé ! Rien ne le pouvait changer… C’était à lui-même, à son propre futur, qu’il fallait songer…

 

  1.  L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mister Hyde, R. L. Stevenson 1886 

 

 Je commençai à percevoir, plus vivement qu’on ne l’a jamais fait, l’instable immatérialité, la fugacité nébuleuse, de ce corps en apparence si solide dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir d’attaquer cette enveloppe de chair et de l’arracher ainsi que le vent relève les pans d’une tente. Mais je ne pousserai pas plus loin cette partie scientifique de ma confession, pour deux bonnes raisons. D’abord, parce que j’ai appris à mes dépens que le calamiteux fardeau de notre vie est pour toujours attaché sur nos épaules, et qu’à chaque tentative que l’on fait pour le rejeter, il n’en retombe sur nous qu’avec un poids plus insolite et plus redoutable. En second lieu, parce que, ainsi que mon récit le rendra, hélas ! trop évident, ma découverte fut incomplète. Je me bornerai donc à dire qu’après avoir reconnu dans mon corps naturel la simple auréole et comme l’émanation de certaines des forces qui constituent mon esprit, je vins à bout de composer un produit grâce auquel ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une seconde forme apparente, non moins représentative de mon moi, puisque étant l’expression et portant la marque d’éléments inférieurs de mon âme. J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie à l’épreuve de l’expérience. Je savais trop que je risquais la mort ; car, avec un produit assez puissamment efficace pour forcer et dominer la citadelle intime de l’individualité, il pouvait suffire du moindre excès dans la dose ou de la moindre intempestivité dans son application, pour qu’elle abolît totalement ce tabernacle immatériel que je comptais lui voir modifier. Mais l’attrait d’une découverte aussi singulière et aussi grosse de conséquences surmonta finalement les objections de la crainte. Depuis longtemps ma teinture était prête ; il ne me resta donc plus qu’à me procurer, dans une maison de droguerie en gros, une forte quantité d’un certain sel que je savais être, de par mes expériences, le dernier ingrédient nécessaire ; et enfin, par une nuit maudite, je combinai les éléments, les regardai bouillonner et fumer dans le verre, tandis qu’ils réagissaient l’un sur l’autre, et lorsque l’ébullition se fut calmée, rassemblant toute mon énergie, j’absorbai le breuvage. J’éprouvai les tourments les plus affreux : un broiement dans les os, une nausée mortelle, et une agonie de l’âme qui ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ou à celle de la mort. Puis, rapidement, ces tortures déclinèrent, et je revins à moi comme au sortir d’une grave maladie. Il y avait dans mes sensations un je ne sais quoi d’étrange, d’indiciblement neuf, et aussi, grâce à cette nouveauté même, d’incroyablement exquis. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux de corps ; c’était en moi un effrénement capiteux, un flot désordonné d’images sensuelles traversant mon imagination comme un ru de moulin, un détachement des obligations du devoir, une liberté de l’âme inconnue mais non pas innocente. Je me sentis, dès le premier souffle de ma vie nouvelle, plus méchant, dix fois plus méchant, livré en esclavage à mes mauvais instincts originels ; et cette idée, sur le moment, m’excita et me délecta comme un vin. Je m’étirai les bras, charmé par l’inédit de mes sensations ; et, dans ce geste, je m’aperçus tout à coup que ma stature avait diminué. Il n’existait pas de miroir, à l’époque, dans ma chambre ; celui qui se trouve à côté de moi, tandis que j’écris ceci, y fut installé beaucoup plus tard et en vue même de ces métamorphoses. La nuit, cependant, était fort avancée… le matin, en dépit de sa noirceur, allait donner bientôt naissance au jour… les habitants de ma demeure étaient ensevelis dans le plus profond sommeil, et je résolus, tout gonflé d’espoir et de triomphe, de m’aventurer sous ma nouvelle forme à parcourir la distance qui me séparait de ma chambre à coucher. Je traversai la cour, où du haut du ciel les constellations me regardaient sans doute avec étonnement, moi la première créature de ce genre que leur eût encore montrée leur vigilance éternelle ; je me glissai au long des corridors, étranger dans ma propre demeure ; et, arrivé dans ma chambre, je me vis pour la première fois en présence d’Edward Hyde. Je ne puis parler ici que par conjecture, disant non plus ce que je sais, mais ce que je crois être le plus probable. Le mauvais côté de ma nature, auquel j’avais à cette heure transféré le caractère efficace, était moins robuste et moins développé que le bon que je venais seulement de rejeter. De plus, dans le cours de ma vie, qui avait été, somme toute, pour les neuf dixièmes une vie de labeur et de contrainte, il avait été soumis à beaucoup moins d’efforts et de fatigues. Telle est, je pense, la raison pourquoi Edward Hyde était tellement plus petit, plus mince et plus jeune que Henry Jekyll. Tout comme le bien se reflétait sur la physionomie de l’un, le mal s’inscrivait en toutes lettres sur les traits de l’autre. Le mal, en outre (où je persiste à voir le côté mortel de l’homme), avait mis sur ce corps une empreinte de difformité et de déchéance. Et pourtant, lorsque cette laide effigie m’apparut dans le miroir, j’éprouvai non pas de la répulsion, mais bien plutôt un élan de sympathie. Celui-là aussi était moi. Il me semblait naturel et humain. À mes yeux, il offrait une incarnation plus intense de l’esprit, il se montrait plus intégral et plus un que l’imparfaite et composite apparence que j’avais jusque-là qualifiée de mienne. Et en cela, j’avais indubitablement raison. J’ai observé que, lorsque je revêtais la figure de Hyde, personne ne pouvait s’approcher de moi sans ressentir tout d’abord une véritable horripilation de la chair. Ceci provenait, je suppose, de ce que tous les êtres humains que nous rencontrons sont composés d’un mélange de bien et de mal ; et Edward Hyde, seul parmi les rangs de l’humanité, était fait exclusivement de mal. Je ne m’attardai qu’une minute devant la glace : j’avais encore à tenter la seconde expérience, qui serait décisive ; il me restait à voir si j’avais perdu mon individualité sans rémission et s’il me faudrait avant le jour fuir d’une maison qui n’était désormais plus la mienne. Regagnant en hâte mon cabinet, je préparai de nouveau et absorbai le breuvage, souffris une fois de plus les tourments de l’agonie, et revins à moi une fois de plus avec la mentalité et les traits de Henry Jekyll.

  • Comment  Stevenson met-il en scène la part obscure du moi et préfigure les découvertes de Freud ?

  1. Le Horla, Maupassant, 1886

7 août. – J’ai dormi tranquille. Il a bu l’eau de ma carafe, mais n’a point troublé mon sommeil. Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes vagues comme j’en avais jusqu’ici, mais des doutes précis, absolus. J’ai vu des fous ; j’en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l’écueil de leur folie s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme « la démence ». Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n’étais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en l’analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, qu’un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu’essaient de noter et de préciser aujourd’hui les Le Horla physiologistes ; et ce trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l’ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous en soyons surpris, parce que l’appareil vérificateur, parce que le sens du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative veille et travaille. Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes, à la suite d’accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont aujourd’hui prouvées. Or, quoi d’étonnant à ce que ma faculté de contrôler l’irréalité de certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce moment ! Je songeais à tout cela en suivant le bord de l’eau. Le soleil couvrait de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon regard d’amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l’agilité est une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive dont le frémissement est un bonheur de mes oreilles. Peu à peu, cependant, un malaise inexplicable me pénétrait. Une force, me semblait-il, une force occulte m’engourdissait, m’arrêtait, m’empêchait Le Horla d’aller plus loin, me rappelait en arrière. J’éprouvais ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d’une aggravation de son mal.

Texte complémentaire

Trois personnages, Garcin, Inès et Estelle font leur entrée sur scène séparer et se questionnent sur la nature du lieu isolé et inquiétant dans lequel ils se trouvent quand ils comprennent qu’ils sont en enfer : ils sont condamnés à un huis-clos éternel.

 

INÈS. - Vous allez voir comme c’est bête. Bête comme chou ! Il n'y pas| de torture physique, n’est-ce pas ? Et cependant, nous sommes en enfer personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu’au bout ensemble. C’est bien ça ? En somme, il y a quelqu’un qui manque : c’est le bourreau.

Garcin, à mi-voix. - Je le sais bien.

INÈS. - Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà t: i sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs.

Estelle. - Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Inès. - Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres.

Un temps. Ils digèrent la nouvelle.

Garcin, d’une voix douce. - Je ne serai pas votre bourreau. Je ne vous aucun mal et je n’ai rien à faire avec vous. Rien. C’est tout à fait simple. Alors voilà : chacun dans son coin ; c’est la parade. Vous ici, vous là. Et du silence. Pas un mot : ce n’est pas difficile n’est-ce pas ? Chacun de nous a assez à faire avec lui-même. [...]

Estelle. - Il faut que je me taise ?

GARCIN. - Oui. Et nous... Nous serons sauvés. Se taire. Regarder en soi, ne jamais lever la tête. C’est d’accord ?

Inès. - D’accord.

Estelle, après hésitation. - D’accord. [...]

Estelle se remet de la poudre et du rouge. Elle cherche une glace autour d’elle l’air inquiet. [...]

ESTELLE. - Monsieur, avez-vous un miroir ? (Garcin ne répond pas.) Un miroir, une glace de poche, n’importe quoi ? [...]

Inès, avec empressement. - Moi, j’ai une glace dans mon sac. (Elle fouille dans son sac). Avec dépit: Je ne l’ai plus. Ils ont dû me l’ôter au greffe.

ESTELLE. - Comme c’est ennuyeux.

Un temps. Elle ferme les yeux et chancelle. Inès se précipite et la soutient. Estelle, rouvre les yeux et sourit. - Je me sens drôle. (Elle se tâte.) Ça ne vous fait pas cet effet-là, à vous : quand je ne me vois pas, j’ai beau me tâter, je me demande si j’existe pour de vrai. [...]

INÈS. - Voulez-vous que je vous serve de miroir ? Venez, je vous invite chez moi. Asseyez-vous sur mon canapé.

 

Questions :

1. Quelle tactique Garcin veut-il mettre en pour éviter que chacun soit le bourreau des autres ? Pour quelle raison échoue-t-il ?

2. Quelle relation les personnages entretiennent-ils avec leur propre corps ? avec leurs pensées ?

3. Quelle symbolique revêt l’objet du miroir dans l'échange entre les deux femmes

Jean-Paul Sartre, Huis clos, 1944

 

Ajouter un commentaire