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L'humanité en question

Récits de guerre et humour

La guerre est un thème littéraire depuis l’Antiquité (L’Iliade d’Homère ; les Chansons de Geste au Moyen Âge). Elle permet de glorifier la bravoure et la virilité de personnages qu’on qualifie très souvent de héros. Pourtant, la guerre a changé de statut (déjà avec Voltaire, dans un célèbre épisode de Candide), et notamment après la Première Guerre Mondiale. En effet, n’étant plus seulement pratiquée par les aristocrates ou par des militaires professionnels, mais par des conscrits (défendant les valeurs de la République et de la Patrie), elle a été vécue de façon traumatisante par la plupart des citoyens qui y ont participé plus ou moins malgré eux, ce qui s’est fortement répercuté dans la littérature du XXe siècle.

 

Problématique de séance : Peut-on traiter de sujets graves et sérieux , comme la guerre ,sur un mode plaisant ou humoristique ?

Point d’analyse : les procédés de l’humour.

Photo de Charles Chaplin - Le Dictateur : Photo Charles Chaplin - AlloCiné

Extrait du chapitre 3 de Candide ,  Voltaire, 1759

CHAPITRE TROISIEME

COMMENT CANDIDE SE SAUVA D'ENTRE LES BULGARES, ET CE QU'IL DEVINT



    Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.

    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.

    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

Voyage au bout de la nuit,  Louis-Ferdinand Céline , 1932

Dans Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline, qui a dû participer à cette guerre, en livre une vision crue et triviale, par l’intermédiaire de son personnage principal (qui lui ressemble), Ferdinand Bardamu. La guerre n’est plus exaltée, glorifiée, idéalisée, mais perçue dans toute son horreur, par des soldats qui ont peur, sont dépassé par les événements, et terrifiés par les obus qui ravagent tout sur leur passage Louis Ferdinand Céline (1894-1961) a marqué le XX ème Siècle de son œuvre si particulière : la publication de Voyage au bout de la nuit a été un événement. En rompant avec la tradition romanesque, il a permis le développement du genre en 1950. En effet, ce premier roman est représentatif d’un style insolite, reposant notamment sur la langue populaire

« Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos régiments ! Et vivement ! qu’il gueulait.

- Où qu’il est le régiment, mon commandant ? qu’on demandait nous…

- Il est à Barbagny. - Où que c’est Barbagny ? - C’est par là ! »

Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue. Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider.  Ces choses-là on les a ou on ne les a pas. De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule,  je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre . Cette gueule d’État-major n’avait de cesse dès le soir revenu de nous expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil . On luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait consentir tout de même à s’en aller mourir un peu ; le dîner du général était prêt. 

 

La Résistible ascension d’Arturo Ui, Bertolt Brecht, 1941

La Résistible ascension d’Arturo ne fut jamais publiée (elle le sera pour la première fois, en Allemagne, en 1957 puis, en France, en 1959) ni jouée du vivant de son auteur (première mise en scène en 1958 .Arturo Ui est une pièce extrêmement connotée politiquement puisque le personnage éponyme n'est qu'un ersatz d'Hitler, comme toute la mise en scène tend à le souligner. Toute la pièce se comprend comme une parabole de la montée du nazisme.

Devant le rideau de toile s'avance le bonimenteur. Sur le rideau sont collés des écriteaux en grosses lettres : « Le scandale des subventions aux Docks », « La lutte autour du testament et des aveux du vieil Hindsborough », « Coup de théâtre au procès de l’incendiaire des entrepôts », « Le gangster Ernesto Roma liquidé par ses amis », « Intimidation et assassinat d'Ignace Dollfoot », « Cicero aux mains des gangsters ». Derrière le rideau, une musique de foire.

Le Bonimenteur

Cher public, nous vous présentons

- Taisez-vous, les gens tout au fond !

Chapeau là-bas, la jolie dame !

Des gangsters l'historique drame :

 Inédites révélations

Sur la scandaleuse affaire

De la pseudo-subvention

Aux pseudo-travaux portuaires.

Nous vous montrons également

Les aveux d'Hindsborough avec son testament;

 L'ascension d'Arthur Ui au milieu de la baisse;

 Vous verrez comment rebondit

Le tristement fameux procès de l'incendie,

 Le meurtre de Dollfoot, la Justice dans les pommes,

 Les gangsters en famille, ou la mort d'Ernest Rome,

Et pour apothéose, en un dernier tableau,

 Les gangsters s'emparant enfin de Cicero.

 Vous allez voir, joués par les plus grands acteurs,

Les illustres héros du monde des gangsters

 Gangsters morts et gangsters vivants,

Provisoires ou permanents,

 Ceux qui sont nés gangsters ou le sont devenus,

Tel ce vieil Hindsborough, modèle des vertus.

 Le vieil Hindsborough s'avance devant le rideau.

L'âme est noire, les cheveux blancs.

Salue un peu, vieux dégoûtant !

Le vieil Hindsborough se retire après avoir salué.

Vous y verrez aussi, tiens, déjà le voilà

 Qui paraît,

Gobbola s'est avancé devant le rideau.

 Le fleuriste appelé Gobbola.

Lui, le gueuloir graissé de pommad' synthétique,

Vous vendra des vessies pour des lamp's électriques.

 Le mensonge, dit-on, a les pieds raccourcis

Regardez voir un peu les pieds de celui-ci.

 Gobbola se retire en boitant.

 Au tour d'Ermanuel Gori, le clown vedette !

Sors de ton trou, et fais voir ta binette !

Gori s'avance devant le rideau et salue de la main.

 Un des plus grands tueurs de toute la chronique.

 Fous le camp !

Gori se retire, l'air vexé.

               Et voici, curiosité unique,

Le gangster des gangsters, le tristement célèbre

Arturo Ui, fléau que le ciel en colère

 Envoya nous punir de nos iniquités,

 Nos crimes, nos erreurs et notre lâcheté !

Ui s'avance devant le rideau et marche le long de la rampe.

Comment ne point penser à Richard le Troisième ? J

Jamais, depuis le temps de Lancastre et Tudor,

Jamais on n'avait vu la même

Histoire de flamme et de mort.

Vu, honorable société,

 L'exceptionnel intérêt du spectacle,

 La direction n'a reculé

 Ni devant les frais, ni devant les taxes

 Tout est représenté en grand style tragique,

 Mais sans quitter d'un pas le réel authentique.

Nous ne vous montrons pas une fiction nouvelle,

Rien d'inventé ou bien d'imaginaire,

D'expurgé, de refait afin de mieux vous plaire.

Ce que nous vous montrons est partout bien connu

 Le drame de gangsters que chacun a vécu.

La musique joue plus fort, accompagnée d'un crépitement de mitraillette ; le bonimenteur se retire.

Documents vidéo :

La scène du ballon | "le dictateur" - Charlie Chaplin - 1940

Charlie Chaplin - Le discours d'Adenoid Hynkel - Le Dictateur - VF - Français

Photo du célébre tableau "Guernica" de Pablo Picasso - 1937 (Musée Centre de l'Art Reina Sofia - Madrid)

la guerre en littérature entre fiction et témoignage

Objectif de la séance : la guerre en littérature entre fiction et témoignage

Questionnement : En faisant de leur témoignage une œuvre littéraire qui assume sa part de fiction, les auteurs parviennent-ils à offrir un témoignage plus juste de leur expérience de la Shoah ?

Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie, 1996

L'Écriture ou la Vie est un livre de l'écrivain espagnol Jorge Semprún, publié en 1994. Il mêle un récit autobiographique sur la vie de l'auteur après sa sortie d'un camp de concentration, et une réflexion sur la difficulté de raconter directement l'expérience de la déportation

Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?

Le doute me vient dès ce premier instant.

Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L’histoire est fraîche en somme. Nul besoin d’un effort de mémoire particulierNul besoin non plus d’une documentation digne de foi, vérifiée. C’est encore au présent, la mort. Ca se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d’Auschwitz.

            Il n’y a qu’à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi.

            Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création, ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la réalité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en est ainsi de toutes les grandes expériences historiques.

[…]

Mais peut-on tout entendre ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? Le doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre avec des hommes d’avant, du dehors –venus de la vie-, à voir le regard épouvanté, presque hostile, méfiant du moins, des trois officiers.

Les bienveillantes, Jonathan Litell, 2006

Les Bienveillantes est un roman de l’écrivain franco-américain  Jonathan Littell. Il s’agit des mémoires d’un personnage fictif, Maximilien Aue, qui a participé aux massacres de masse nazis comme officier SS. Jonathan Litell nous fait ainsi  revivre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale du côté des bourreaux.

Extrait 1

« En fait, j'aurais tout aussi bien pu ne pas écrire. Après tout, ce n'est pas une obligation. Depuis la guerre, je suis resté un homme discret; grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin, comme certains de mes anciens collègues, d'écrire mes Mémoires à fin de justification, car je n'ai rien à justifier, ni dans un but lucratif, car je gagne assez bien ma vie comme ça. Je ne regrette rien: j'ai fait mon travail, voilà tout; quant à mes histoires de famille, que je raconterai peut-être aussi, elles ne concernent que moi; et pour le reste, vers la fin, j'ai sans doute forcé la limite, mais là je n'étais plus tout à fait moi-même, je vacillais, le monde entier basculait, je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le. Malgré mes travers, et ils ont été nombreux, je suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie humaine sont l'air, le manger, le boire et l'excrétion, et la recherche de la vérité. Le reste est facultatif. »

Extrait 2

«Écoutez, ce n'est pas tout, mais il faut commencer à planifier l'action». – «Oui, mais justement, reprit Kehrig avec véhémence, c'est absolument grotesque, cette histoire, ça n'a pas de sens». – «Qu'est-ce qui est grotesque?» demanda Vogt. – «Ces représailles, voyons! On se croirait pendant la guerre de Trente Ans! Et puis d'abord, comment voulez-vous bien identifier un millier de Juifs? En une nuit?» Il se tapota le nez. «À vue d'œil? En examinant les nez? En les mesurant?» – «C'est vrai, ça, reconnut Janssen, qui n'avait rien dit jusque-là. Ça ne va pas être facile». – «Hafner avait une idée», proposa laconiquement Kurt Hans. «On n'a qu'à leur demander de baisser le pantalon». Kehrig explosa d'un coup: «Mais c'est absolument ridicule! Vous avez tous perdu le bon sens!… Callsen, dites-le-leur». Callsen restait sombre mais ne s'émut pas:

    «Écoutez, Sturmbannführer. Calmez-vous. Il doit bien y avoir une solution, j'en discuterai tout à l'heure avec l'Obergruppenführer. Quant au principe de la chose, ça ne me plaît pas plus qu'à vous. Mais ce sont les ordres». Kehrig le fixait en se mordillant la langue; visiblement, il cherchait à se contenir. «Et le Brigadeführer Rasch, éructa-t-il enfin, qu'en dit-il? C'est notre supérieur direct, après tout».

 

Si c’est un homme, Primo Levi, 1947

Primo Levi,  est un chimiste italien et juif qui fut déporté au camp d'Auschwitz-Birkenau durant la Seconde Guerre mondiale. Après en avoir réchappé, il fait publier un récit en 1947 dans lequel il relate l'horreur des camps, dont il restera marqué jusqu'à son suicide en 1987.

Si c'est un homme est ainsi un récit authentique et fort, par lequel le lecteur peut se rendre compte de toute l'atrocité qui rythmait la vie des déportés. Primo Levi ne l'a pas écrit pour autre chose : il voulait témoigner de l'existence de l'impossible, de la violence à l'état pur, d'un rapport à l'autre absolument déshumanisé.

Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c'est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui ou pour un non.

Considérez si c'est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu'à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N'oubliez pas que cela fut,

Non, ne l'oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur,

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

Répétez-les à vos enfants,2

Ou que votre maison s'écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous.

 

Maus est une roman graphique de l'Américain Art Spiegelman publié de 1980 à 1991 aux États-Unis. L'œuvre se fonde sur les entretiens entre l'auteur et son père, rescapé des camps de la mort : c'est le récit de la transmission de la Shoah, en particulier les persécutions et l'extermination des Juifs en Pologne dans les années 1930 et 1940

 

http://idata.over-blog.com/1/38/88/34/Mes-lectures/maus-111.jpg

 

Riffaterre " Le témoignage littéraire"

La notion de témoignage littéraire peut sembler contradictoire en raison de la prédominance de la fiction et du style figuratif en littérature. Mais la contradiction se résout d’elle-même si on distingue le témoignage de sa représentation. Le témoignage est l’acte de se porter garant de l’authenticité de ce que l’on observe et qu’on croit digne d’être rapporté. Tandis que le témoignage littéraire est la représentation de cet acte authentique, et de l’objet qu’il authentifie dans une œuvre d’art verbal qui leur confère sa littérarité 1

 

La littérarité est ce qui est propre à la littérature.

Roman Jakobson introduit le concept de « littérarité » (literaturnost) dans une conférence de 1919, publiée en 1921 (NovejSaja russkaja poezija, Prague, 1921). Il le définit comme « ce qui fait d'une œuvre donnée une œuvre littéraire » dans la traduction française de Questions de Poétique (1973)1.

De nombreux théoriciens et poéticiens ont tenté d'approfondir ce concept en définissant quelles étaient les particularités du texte littéraire, sans parvenir à un résultat unanime. Néanmoins, deux grandes tendances sont perceptibles :

D'une part, une approche formelle. La littérarité est alors à chercher au niveau du texte même, dans la densité des figures utilisées, dans le soin apporté à la rythmicité de la phrase, etc. Dès lors, elle se détache du fond, de l'objet sur lequel on écrit et réside entièrement dans la forme.

D'autre part, une approche subjective dépendante de jugement de valeur variable selon les époques et les pays et qui se perçoit de façon proportionnelle au plaisir que provoque la lecture. Dès lors, la littérarité est un simple statut accordé aux œuvres.

 

Journal de La part de l’autre , E-E Schmitt

                L'erreur que l'on commet avec Hitler vient de ce qu'on le prend pour un individu exceptionnel, un monstre hors norme, un barbare sans équivalent. Or c'est un être banal. Banal comme le mal. Banal comme toi et moi. Ce pourrait être toi, ce pourrait être moi. Qui sait d'ailleurs si, demain, ce ne sera pas toi ou moi? Qui peut se croire définitivement à l'abri? A l'abri d'un raisonnement faux, du simplisme, de l'entêtement ou du mal infligé au nom de ce qu'on croit le bien?

                Aujourd'hui, les hommes caricaturent Hitler pour se disculper eux-mêmes. La charge est inversement proportionnelle à la décharge. Plus il est différent, moins il leur ressemble. Tous leurs discours reviennent à crier «ce n'est pas moi, il est fou, il a le génie du mal, il est pervers, bref il n'a aucun rapport avec moi». Dangereuse naïveté. Angélisme suspect.

                Tel est le piège définitif des bonnes intentions. Bien sûr, Hitler s'est conduit comme un salaud et a autorisé des millions de gens à se comporter en salauds, bien sûr, il demeure un criminel impardonnable, bien sûr, je le hais, je le vomis, je l'exècre, mais je ne peux pas l'expulser de l'humanité. Si c'est un homme, c'est mon prochain, pas mon lointain

Grande résistance de mon entourage à mon projet. Seul Bruno M. comprend et m'encourage. Les autres, Nathalie B en tête, m'incitent à renoncer. 

- Tu ne peux pas associer ton nom à Hitler !

 Mais parler d'Hitler ne consiste pas à devenir hitlérien 

- Moi je sais que tu n'es pas nazi, mais les autres, les lecteurs pressés , les journalistes … 

- Tes craintes sont aberrantes ! il ne faut pas être noir pour lutter contre le racisme ou femme pour tenir des propos féministes . C'est à se flinguer, ce que tu dis ! 

- Peu importe . Tu ne dois pas y toucher , tu vas bousiller ta carrière et notre amitié. 

- Ton attitude me confirme que j'ai raison : Hitler reste un sujet tabou . C'est donc à ce tabou que je vais m'attaquer. Je veux comprendre. 

- Comprendre Hitler, te rends tu compte de ce que tu dis ? 

- Comprendre n'est pas justifié, Nathalie. Comprendre n'est pas pardonner. Il n'y a même que par la compréhension intime, profonde de l'ennemi que tu peux te battre avec lui. 

- Mais, mon pauvre Éric, tu n'arriveras jamais, toi, à comprendre Hitler. 

- Pourquoi ? 

- Parce que tu n'es pas comme lui. 

Une seule chose me trouble dans ce dialogue de sourd : arriverais-je à comprendre cet être que je déteste ? Je l'espère. J'ai rendez-vous avec cela. 

Hitler est à la fois à l'extérieur et à l'intérieur de moi .  A l'extérieur dans un passé accompli, dont il ne reste que des cendres et des témoignages. À l'intérieur, car c'est un homme, un de mes possibles, et je dois pouvoir l'appréhender. 

L’humain et ses limites « L’homme, les techniques, la machine »

 

Histoire en cours | Le blog d'Histoire, Géographie et EMC de Jérôme  Dorilleau, enseignant au collège de Nouvion sur Meuse et au Lycée de Rethel  | Page 4

        Corpus :         

  • La chute d’Icare, Bruegel l’ancien  (vers 1595-1600)
  •         Frankenstein ou le Prométhée moderne, Chapitre IV,  Mary Shelley,  1931
  • Louisa Hall, Rêves de machines, 2017 
  •         Petite Poucette, Michel Serres, 2012

 

La chute d’Icare, Bruegel l’ancien

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c2/Pieter_Bruegel_de_Oude_-_De_val_van_Icarus.jpg/1920px-Pieter_Bruegel_de_Oude_-_De_val_van_Icarus.jpg

Frankenstein ou le Prométhée moderne, Chapitre IV,  Mary Shelley,  1931

[…]Un des phénomènes qui avaient particulièrement attiré mon attention était la structure du corps humain, et à la vérité, de tous les animaux doués de vie. Quelle était donc, me demandais-je souvent, l’origine du principe de la vie ? Question audacieuse, et que toujours on a considérée comme mystérieuse ; pourtant, combien de secrets ne sommes-nous pas sur le point de pénétrer, si seulement la lâcheté ou la négligence ne limitaient pas nos recherches ! Je roulais en mon esprit toutes ces pensées, et finis par décider de m’appliquer particulièrement aux branches des sciences naturelles qui touchent à la physiologie. Si je n’avais été animé d’un enthousiasme presque surnaturel, mon application à ce sujet aurait été fastidieuse, et presque intolérable. Pour rechercher les causes de la vie, il est indispensable d’avoir d’abord recours à la mort. J’appris donc l’anatomie ; mais cela ne suffisait point ; il me fallait en outre observer la désagrégation et la corruption naturelle du corps humain. Au cours de mon éducation, mon père avait pris le plus grand soin pour que nulle horreur surnaturelle n’impressionnât mon esprit. Je ne me rappelle pas avoir tremblé en entendant un conte superstitieux, ni avoir eu peur de l’apparition d’un fantôme. Les ténèbres n’avaient point d’effet sur mon imagination, et un cimetière n’était, à mes yeux, que le réceptacle de corps privés de vie qui, après avoir été le temple de la beauté et de la force, étaient devenus la nourriture des vers. Voici que j’étais amené à examiner la cause et les étapes de cette corruption, et contraint de passer des jours et des nuits dans les caveaux et les charniers. Mon attention se fixait sur chacun des objets les plus insupportables pour la délicatesse des sentiments humains. Je voyais la forme magnifique de l’homme s’enlaidir et disparaître ; j’observais la corruption de la mort succéder à la fraîcheur des joues vivantes ; je voyais le ver prendre pour héritage les merveilles de l’œil et du cerveau. Je m’arrêtais, examinant et analysant tous les détails du passage de la cause à l’effet, tels que les révèle le changement entre la vie et la mort, entre la mort et la vie, jusqu’au moment où, du milieu de ces ténèbres, surgit soudain devant moi la lumière… une lumière si éclatante et si merveilleuse, et pourtant si simple, qu’ébloui par l’immensité de l’horizon qu’elle illuminait, je m’étonnai que, parmi tant d’hommes de génie, dont les efforts avaient été consacrés à la même science, il m’eût été réservé à moi seul de découvrir un secret aussi émouvant. Souvenez-vous que je ne vous décris point une vision de fou. Il n’est pas plus certain que le soleil brille en ce moment aux cieux, que ce que je vous affirme n’est vrai. Quelque miracle aurait pu le produire ; et pourtant, les étapes de la découverte furent nettes et vraisemblables. Après des jours et des nuits de labeur et de fatigue incroyables, je réussis à découvrir la cause de la génération et de la vie ; bien plus, je devins capable, moi-même, d’animer la matière inerte. Lorsque je vis entre mes mains une puissance aussi étonnante, j’hésitais longtemps sur la manière dont je devrais l’employer

Louisa Hall, Rêves de machines, 2017

Extrait d’une lettre adressée le 14 juillet 1935 par Alan Turing à Madame Morcom, la mère de son ami Chris décédé.

 

J'entrevois la possibilité, dans un futur proche, de découvrir un moyen de conserver une forme de pensée humaine dans une machine conçue par l'homme. Au lieu d'imaginer, comme je le faisait jusque là , un esprit migrant d'un corps dans un autre, j'imagine maintenant un esprit - ou mieux encore, une façon de penser particulière- passant dans une machine après la mort. Ainsi serions-nous à même de reproduire le fonctionnement de n'importe quel esprit. 

Cela, bien entendu, a de quoi surprendre et je ne suis pas certain que vous ne soyez pas rebutée à l'idée de retrouver Chris sous la forme d'une machine. Mais que sont nos corps, sinon des machines hautement performantes ? 

Le développement concret du projet est encore vague dans mon esprit, et je dois reconnaître que des points techniques essentiels demeurent confus, mais l'idée est bien là ! Un cerveau mécanique ! Un appareil de calcul mathématique capable de traiter l'ensemble du monde comme le fait un cerveau. Je pense toujours à Chris qui voyait dans les vieux journaux intimes ennuyeux que nous lisions en cours d'anglais des capsules temporelles  était conservée la structure de la pensée de leurs auteurs. Et voilà que des années plus tard, je travaille sur une capsule temporelle ! Une qui contiendrait le meilleur ami que j'ai eu de ma vie. 

Le chemin est encore long, naturellement, mais j'ai fait quelques progrès significatifs. j'ai mis au point une méthode de représentation de schémas « mentaux » grâce à des séquences algorithmiques . Vous entrez dans la machine des données sous forme de séries de symboles et elle traite ces données en utilisant un  schéma mental spécifique. Après quoi, elle produit une réponse qui changera, ou pas, la phrase algorithmique de départ de la machine. Ce dernier point est crucial car c'est ainsi que la machine apprendra réellement, indépendamment d'une assistance extérieure. 

 

*Alan Turing ( 1912, 1954)  : Mathématicien britannique dont les travaux ont permis le développement de l’informatique. Le test de Turing consiste à vérifier si on arrive à différencier le discours d'une intelligence artificielle de celui de l'humain. 

Petite Poucette, Michel Serres, 2012

Serres désigne par le nom «  Petite Poucette » l'homme contemporain, utilisateur des technologies numériques (dont le smartphone, où les message sont rédigés avec les pouces) . Il vient de rappeler la légende de Saint Denis qui , après avoir été décapité, se serait relevé, aurait ramassé sa tête puis aurait continué à marcher en la tenant dans ses mains. 

 

Petite Poucette ouvre son ordinateur. Si elle ne se souvient pas de cette légende, elle considère toutefois, devant elle et dans ses mains ,  sa tête elle-même , bien pleine en raison de la réserve énorme d'informations, mais aussi bien faite, puisque des moteurs de recherche y activent à l'envi, textes et images , et que , mieux encore, dix logiciels peuvent traiter d'innombrables données , plus vite qu'elle ne le pourrait. Elle tient là, hors-d’elle, sa cognition jadis interne, comme Saint Denis tint  son chef hors  du cou. Imagine- t-on Petite Poucette décapitée ? Miracle ? 

Récemment, nous devînmes tous des saints Denis, comme elle. De notre tête osseuse et neuronale, notre tête intelligente sortit. Entre nos mains, la boîte ordinateur contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos «  facultés » : une mémoire, plus puissante mille  fois que la nôtre ; une imagination garnid'icônes par millions ; une raison aussi, puisque autant de logiciels peuvent résoudre cents problèmes que nous n'eussions pas résolus seuls. Notre tête est jetée devant nous, en cette boîte cognitive objectivée. 

Passé la décollation, que reste-t-il sur nos épaules ? L'intuition novatrice et vivace. Tombé dans la boîte, l'apprentissage nous laisse la joie incandescente d'inventer. Feu : sommes-nous condamnés à devenir intelligent ? 

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