Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle

Dom Juan, Molière, 1665. Acte I, scène 2 (éloge de l'inconstance)

SGANARELLE - En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.

DOM JUAN - Quoi ? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations' naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire2 , par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir.

Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre3 , je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

SGANARELLE - Vertu de ma vie, comme vous débitez4 ! Il semble que vous ayez appris cela par coeur, et vous parlez tout comme un livre.

DOM JUAN - Qu'as-tu à dire là-dessus?

SGANARELLE - Ma foi! j'ai à dire..., je ne sais que dire, car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous avez raison; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer5 avec vous.

DOM JUAN - Tu feras bien.

SGANARELLE - Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m'avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez?

DOM JUAN - Comment ! quelle vie est-ce que je mène?

SGANARELLE: Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites...

DOM JUAN - Y a-t-il rien de plus agréable?

SGANARELLE - Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m'en accommoderais assez, moi, s'il n'y avait point de mal; mais, Monsieur, se jouer ainsi d'un mystère sacré6 , et...

DOM JUAN - Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t'en mettes en peine.

1 Inclination : affection 2 Réduire : vaincre 3 Alexandre : Alexandre Le grand (-356- 323) a soumis la Grèce révoltée, pénètre en Egypte et fonde Alexandrie. 4 Comme vous débitez : quel bagou (disposition à bien parler) ! 5 disputer : discuter, débattre 6 mystère sacré : le mariage contracté devant Dieu

Dom Juan, Molière, 1665 Acte II, scène 4

SGANARELLE, apercevant Mathurine. Ah, Ah !
MATHURINE, à Dom Juan. Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte ? Est-ce que vous lui parlez d’amour aussi ?
DOM JUAN, à Mathurine. Non, au contraire, c’est elle qui me témoignait une envie d’être ma femme, et je lui répondais que j’étais engagé à vous.
CHARLOTTE. Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine ?
DOM JUAN, bas à Charlotte. Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien que je l’épousasse ; mais je lui dis que c’est vous que je veux.
MATHURINE. Quoi ? Charlotte…
DOM JUAN, bas à Mathurine. Tout ce que vous lui direz sera inutile ; elle s’est mis cela dans la tête.
CHARLOTTE. Quement donc ! Mathurine…
DOM JUAN, bas à Charlotte. C’est en vain que vous lui parlerez ; vous ne lui ôterez point cette fantaisie.
MATHURINE. Est-ce que…?
DOM JUAN, bas à Mathurine. Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.
CHARLOTTE. Je voudrais…
DOM JUAN, bas à Charlotte. Elle est obstinée come tous les diables.
MATHURINE. Vramant…
DOM JUAN, bas à Mathurine. Ne lui dites rien c’est une folle.
CHARLOTTE. Je pense…
DOM JUAN, bas à Charlotte. Laissez-la là, c’est une extravagante.
MATHURINE. Non, non : il faut que je lui parle.
CHARLOTTE. Je veux voir un peu ses raisons.
MATHURINE. Quoi ?
DOM JUAN, bas à Mathurine. Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.
CHARLOTTE. Je…
DOM JUAN, bas à Charlotte. Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.
MATHURINE. Holà ! Charlotte, ça n’est pas bien de courir sur le marché des autres.
CHARLOTTE. Ce n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que monsieur me parle.
MATHURINE. C’est moi que monsieur a vue la première.
CHARLOTTE. S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde et m’a promis de m’épouser.
DOM JUAN, bas à Mathurine. Eh bien ! que vous ai-je dit ?
MATHURINE. Je vous baise les mains, c’est moi, et non pas vous, qu’il a promis d’épouser.
DOM JUAN, bas à Charlotte. N’ai-je pas deviné ?
CHARLOTTE. A d’autres, je vous prie : c’est moi, vous dis-je.
MATHURINE. Vous vous moquez des gens ; c’est moi, encore un coup.
CHARLOTTE. Le v’la qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.
MATHURINE. Le v’la qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
CHARLOTTE. Est-ce, monsieur, que vous lui avez promis de l’épouser.
DOM JUAN, bas à Charlotte. Vous vous raillez de moi.
MATHURINE. Est-il vrai, monsieur, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?
DOM JUAN, bas à Mathurine. Pouvez-vous avoir cette pensée ?
CHARLOTTE. Vous voyez qu’al le soutient.
DOM JUAN, bas à Charlotte. Laissez-la faire.
MATHURINE. Vous êtes témoin comme al l’assure.
DOM JUAN, bas à Mathurine. Laissez-la dire.
CHARLOTTE. Non, non il faut savoir la vérité.
MATHURINE. Il est question de juger ça.
CHARLOTTE. Oui, Mathurine, je veux que monsieur vous montre votre bec jaune.
MATHURINE. Oui, Charlotte, je veux que monsieur vous rende un peu camuse.
CHARLOTTE. Monsieur, vuidez la querelle, s’il vous plaît.
MATHURINE. Mettez-nous d’accord, monsieur.
CHARLOTTE, à Mathurine. Vous allez voir.
MATHURINE, à Charlotte. Vous allez voir vous-même.
CHARLOTTE, à Dom Juan. Dites.
MATHURINE, à Dom Juan. Parlez.
DOM JUAN, embarrassé, leur dit à toutes deux. Que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord, et l’on verra, quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (Bas à Mathurine.) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (Bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas à Mathurine.) Je vous adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas à Mathurine.) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte.) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J’ai un petit ordre à donner ; je viens vous trouver dans un quart d’heure.
CHARLOTTE, à Mathurine. Je suis celle qu’il aime, au moins.
MATHURINE. C’est moi qu’il épousera.
SGANARELLE. Ah ! pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre : ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.
DOM JUAN, revenant. Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suis pas.
SGANARELLE. Mon maître est un fourbe ; il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres ; c’est l’épouseur du genre humain, et… (Il aperçoit Dom Juan.) Cela est faux ; et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et n’en a point abusé d’autres. Ah ! tenez, le voilà ; demandez le plutôt à lui-même.
DOM JUAN. Oui
SGANARELLE. Monsieur ? comme le monde est plein de médisants, je vais au devant des choses ; et je leur disais que, si quelqu’un leur venait dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il aurait menti.
DOM JUAN. Sganarelle.
SGANARELLE. Oui, monsieur est homme d’honneur, je le garantis tel.
DOM JUAN. Hon !
SGANARELLE. Ce sont des impertinents.

 

 

Dom Juan, Molière, 1665.Acte V. Scène 5 et 6

 

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