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Les séductions de la parole

Parcours de lecture : L'odyssée , Homère ( trad. Jaccottet)

L'aède Demodocos ( chant 8)    p.136 à 139, pui p. 149à 152 

Démodocos était un chanteur aveugle et inspiré. Il vivait, suivant Homère, à la cour d'Alcinoos, roi des Phéaciens, dans l'île de Schérie (Corfou). Les muses, en le privant de la vue, le rendirent habile dans l'art du chant. ​Il faisait entendre ses hymnes dans le palais du roi, aux festins, et sur la place publique aux danses. En présence d'Ulysse, il chanta les exploits de ce ​héros, ceux d'Achille, les amours de Arès et de Aphrodite, l'invention du cheval de Troie, à laquelle les Grecs durent la prise de Troie. 
Ulysse fut profondément ému par le chant de Démodoque. Il fondit en larmes lorsque le chanteur prononça son nom. Le roi remarqua l'émotion de son invité et fit cesser le chant. Il voulut chasser le chagrin de son invité, aussi convia-t-il les jeunes Phéaciens à se mesurer au cours de jeux athlétiques.
Après les jeux, on retourna au palais et le banquet interrompu reprit. Cette fois, Ulysse lui-même invita Démodoque à chanter. Démodoque commença un chant sur la guerre de Troie. Quand Ulysse entendit raconter ses exploits, et notamment sa fameuse ruse du cheval, il se mit de nouveau à verser des larmes sous le coup de l'émotion. Seul Alcinoos remarqua cela. Il ordonna à l'aède de s'arrêter et, se tournant vers les autres convives, dit :  
« Je me rends bien compte que nous n'aimons pas tous les chants de Démodoque. Notre invité est triste, or nous l'aimons tous comme notre frère. Dis-nous, ô étranger, quel est ton nom, qui sont tes parents et de quel pays tu es originaire? Après tout, il faudra bien que tu nous le dises si tu veux que nous t'y ramenions.»  
Ulysse, un peu gêné car il ne savait pas comment raconter son histoire, commença par dire qui il était. Ses paroles provoquèrent la stupéfaction des Phéaciens : c'était donc le fameux Ulysse. Retenant leur souffle, ils écoutèrent la suite de son récit.

 

Le chant des sirènes ( chant 12)

http://expositions.bnf.fr/homere/arret/11.htm

Ulysse et les figures de la séduction

Pietro Citati

Nous portons parfois un regard méprisant sur les termes modernes, quelle que soit la langue dont ils sont issus. Ils nous semblent pauvres, clos et limités. Comme le dirait Leopardi, la raison et les dictionnaires – ces enfants de la raison et du nombre – les ont écrasés. Si nous examinons un terme grec, comme par exemple thelgein, nous découvrons en lui toute une richesse de dieux, de significations et de territoires : essayons de le circonscrire, nous constatons que nous avons presque dessiné les contours de l’univers.
 

L'enchantement

Si les interprétations étymologiques sont exactes, le mot thelgein désignait probablement le pouvoir de rendre malade par le regard. Puis sa signification s’élargit. Il y avait l’enchantement de la poésie, qu’au début de l’Odyssée Pénélope refuse ; celui des récits d’Ulysse, que les Phéaciens écoutent dans un profond silence ; celui du chant des Sirènes, qui mène à la mort ; celui des paroles de Calypso, qui tente de séduire Ulysse pour qu’il oublie Ithaque ; le charme érotique d’Aphrodite ; celui de Circé, qui transforme les hommes en porcs ; le pouvoir d’Hermès, qui éveille et endort ; la force d’incantation grâce à laquelle les Dieux confondent le cœur et l’esprit des hommes ; et les espérances qui trompent Perséphone ravie par Hadès.
Les hommes aussi bien que les dieux peuvent connaître l’art du thelgein ; et parmi ces hommes, Ulysse surtout, chez qui cet art provient de son aïeul et archétype, Hermès. Celui que frappe l’enchantement perd tout contrôle : possédé, ensorcelé, réduit au silence, il oublie sa vie passée ; il n’est plus qu’une chose, un animal ; ou bien il est emporté vers la mort. Peut-être l’art du thelgein vient-il de Zeus, le grand enchanteur, bien que le terme ne soit jamais employé à son propos. On ressent une curieuse impression. Chaque fois que quelqu’un enchante, ou est enchanté, on distingue le regard d’Hermès, qui agite en silence sa baguette.

Sous le charme d'Ulysse

Peut-être Ulysse descend-il directement d’Hermès, comme le dit Hésiode. En tout cas, Hermès est l’archétype d’Ulysse : les qualités que celui-ci possède sont presque toutes hermétiques. Ses principaux qualificatifs sont les mêmes : polutropos et poikilomêtês. Son esprit a des formes multiples ; il se tourne de tous côtés ; paré de couleurs diverses, il est scintillant et changeant, plein de charmes et de séductions, mystérieux, compliqué, inextricable. Il aime le voyage, la fuite, la curiosité, la métamorphose, la magie, la comédie, la ruse, la tromperie, le travail d’artisan, les frontières – comme Hermès. Il ne possède ni la grâce ni la légèreté enfantine du dieu : il n’a pas sa délicieuse irresponsabilité, il ne rit pas volontiers. Il est grave. Son existence est trop douloureuse, trop compliquée pour qu’il puisse sourire des lèvres et du cœur.


 

Le seigneur des métamorphoses

Ulysse est le seigneur des métamorphoses : comme les dieux, il se masque, se transforme. Tantôt il se déguise en serviteur pour découvrir les secrets de Troie ; tantôt il se fait mendiant, ou œuvre d’art entre les mains d’Athéna, ou bien encore héros épique, ou interprète des rêves. Nul n’est plus mobile que lui. Même ses cheveux sont changeants, tantôt blonds, tantôt sombres comme l’hyacinthe. Il aime dissimuler son nom, car l’être se révèle à travers le nom : il le cache à Polyphème, aux Phéaciens, et lorsqu’il revient à Ithaque. Télémaque lui-même, Pénélope, Hermès, Calypso, n’aiment guère le prononcer. Eumée attend quelques dizaines de vers avant de le dévoiler. Quant à Homère, s’il livre aussitôt le nom d’Achille, il laisse passer vingt et un vers de l’Odyssée avant de rappeler le nom d’Ulysse, comme si ce nom était tabou.

Le maître du récit

Ulysse n’est pas un poète : nous ne le voyons jamais prendre la lyre ; le poète, c’est Achille, qui chante, sur le rivage de la mer, la gloire des héros. Ulysse ne comprend pas le don de la poésie. Quand, au chant VIII, il loue les poèmes de Démodocos, l’aède des Phéaciens, il confond la révélation de la mémoire, que les Muses confient à l’aède, avec la présence lors des événements ou avec la tradition reçue. Il oublie que seule la révélation des Muses est dotée de signification, alors que l’expérience du poète n’a pas de poids. Quant à la tradition, au témoignage indirect, aux "paroles dites à un autre", ce sont de vaines sonorités, comme l’affirme le chant II de l’Iliade. Lorsqu’il raconte ses voyages, Ulysse ne connaît jamais l’inspiration des Muses, pas plus qu’il n’a la certitude absolue de ce qui se produit. Il ignore ce que font les dieux : il ignore s’ils agissent ou sont absents ; et, s’ils agissent, lequel d’entre eux façonne les événements.

"De tous les hommes de la terre, les aèdes méritent les honneurs et le respect, car c’est la Muse, aimant la race des chanteurs, qui les inspire." (Odyssée, VIII, 479-481.)

http://expositions.bnf.fr/homere/arret/02.htm

Les Muses transforment le poète en voyant

Dès leur naissance, elles vont vers l’Olympe et chantent le triomphe de Zeus ; leur chant, organisé autour de l’histoire des dieux, éveille la vocation d’Hésiode au pied de l’Hélicon. Ces deux massifs montagneux sont associés aux Muses, ce qui explique la présence fréquente d’un décor rocheux dans les représentations figurées. En permettant cette vocation, les Muses transforment le poète en voyant d’un genre particulier. Voici comment elles s’adressent à lui : "Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de la terre qui n’êtes rien que ventres ! Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités."
D’après certains commentateurs, Hésiode pourrait reprendre ici un vers de l’Odyssée, qui dépeint la force persuasive d’Ulysse : "Tous ces mensonges, il leur donnait l’apparence de vérités." L’allusion possible à l’épopée homérique lui permettrait de se démarquer des propos mensongers d’Ulysse en affirmant le caractère sacré et véridique de sa propre poésie, qui n’est plus seulement humaine, mais divine, car inspirée. Hésiode ne naît donc pas poète, mais plutôt berger : pour devenir poète, encore faut-il être élu par les Muses et recevoir leur éducation.
 

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