LES ACCÉLÉRATIONS
De la grande baie de la salle on dominait le panorama de la monstrueuse cité. Qui n’était autre que l’Enfer. Birmingham ? Detroit ? Sydney ? Osaka ? Krasnoïarsk ? Samarcande ? Milan ?
Je voyais les fourmis, les microbes, les hommes un par un s’agiter dans la course infatigable à quoi ? à quoi ? Ils couraient, se battaient, écrivaient, téléphonaient, discutaient, coupaient, mangeaient, ouvraient, regardaient, embrassaient, poussaient, nettoyaient, salissaient, je voyais les plis des manches, les échelles des bas, la courbe des épaules, les rides autour des yeux. Les yeux je les voyais, avec cette lumière dedans, faite de besoin, de désir, de souffrance, d’anxiété, d’avidité, de lucre et de peur.
Derrière moi, au tableau de commande de l’étrange machine, se tenaient la femme puissante qui m’avait arrêté et ses suivantes.
Elle – la commandante – s’approcha de moi et me dit :
"Tu vois ? »
Devant moi s’étendaient à perte de vue les tourments des hommes. Je les voyais se débattre, frémir, rire, se dresser, tomber, se redresser, tomber de nouveau, se frapper, se parler, sourire, pleurer, jurer, tout entiers à l’espoir de la minute à venir, de l’histoire à venir, de cette histoire qui allait se dérouler, de ce bonheur qui…
La dame impérieuse me dit :
« Regarde bien. »
Elle saisit de la main droite un levier et lentement le déplaça. Sur un cadran lumineux comme celui d’une horloge une petite aiguille se dirigea vers la droite. Immédiatement il y eut comme un remous dans les myriades de créatures qui peuplaient la ville. Mais ce n’était pas une effervescence saine, c’était une angoisse, une fièvre, une frénésie, une hâte de faire, d’avancer, de gagner, de se hisser un peu plus sur l’imaginaire tréteau des vanités, des ambitions, de nos pauvres victoires. Armée qui combattait désespérément contre un monstre invisible. Les gestes devenaient convulsifs, les visages plus tendus et fatigués, les voix âpres.
Elle releva encore un peu plus la manette. Les autres, en bas, se précipitèrent, avec une impétuosité multipliée, dans les cent directions de leurs manies, tandis qu’impassibles et sombres les coupoles de leurs cathédrales menaçantes se perdaient dans la fumée de la nuit.
« Le voici. »
Une voix gracieuse attirait mon attention vers un grand écran lumineux, de un mètre sur soixante-dix centimètres à peu près, où apparaissait, en premier plan, un homme. Là aussi il y avait un levier et toute une rangée de boutons que Rosella était en train de manipuler.
L’homme était assis dans un grand bureau, il devait avoir dans les quarante-cinq ans, c’était sûrement quelqu’un d’important et il se débattait extérieurement et intérieurement contre le monstre invisible.
En ce moment il téléphonait. « Non, disait-il, quoi que vous fassiez, vous ne réussirez jamais à… D’accord, ça me plairait… Oui, il était à Berne il y a trois ans… à plus forte raison… il pourrait demander à mon ami Roger, du Consortium, ou bien à Sutter… Non, ces jours-ci j’ai autre chose en tête… Comment ? Vous vous êtes fait pincer ? Vous n’allez pas m’amener des histoires… »
Une secrétaire entra, avec une pile de papiers, un second téléphone sonna, la secrétaire décrocha :
« C’est la trésorerie », dit-elle.
Lui, tout en souriant, prit également le deuxième récepteur. « Excusez-moi, dit-il dans le premier, on m’appelle sur une autre ligne, nous reparlerons de cela plus tard, et merci pour tout ce que vous avez fait, merci. » Et puis dans le second : « Mon cher Ismani… Justement j’attendais… certainement, certainement… Vous comprenez bien que ce n’est pas la bonne volonté qui manque… c’est certain… pour la république… n’est-ce pas ? Non, cela… vous ne devriez pas dire cela, mon cher, vous ne devriez pas, réellement. »
La secrétaire revint :
« M. Compton est arrivé, il attend que vous le receviez », l’informa-t-elle.
Il sourit :
« Ah ! cet enquiquineur de Syrien ! se soulagea-t-il en bouchant le micro. Faites-le entrer aussitôt que je sonnerai. »
La petite Rosella observait la scène avec plaisir.
« Qui est-ce ? lui demandai-je.
— C’est son chouchou, répondit une des jeunes filles qui avait des cheveux roux tressés, en désignant Rosella.
— Mais qui est-ce ?
— Stephen Tiraboschi. Industriel.
— Industriel en quoi ?
— Eh ! qui le sait. Il fabrique des trucs. »
On vit alors entrer dans le bureau le Syrien en question qui était un gros homme myope. Et puis le premier téléphone sonna, et puis un ingénieur subalterne entra pour annoncer une avarie au troisième secteur, alors Stephen se précipita en bas, mais à peine était-il arrivé qu’on le prévint par l’interphone que Stuttgart était en ligne dans son bureau, alors il remonta précipitamment pour téléphoner, sur le seuil de son bureau il se cogna aux trois représentants de la commission intérieure qui l’attendaient et pendant qu’il téléphonait à Stuttgart, le second téléphone sonna, c’était Augusto, un cher vieil ami malade qui, s’ennuyant tout seul, éprouvait le besoin de parler avec quelqu’un. Stephen toutefois continuait à sourire, merveilleusement maître de lui.
La belle dame de l’Enfer donna un léger coup de coude à Rosella.
« Allons, ma petite. Tu ne vas pas te laisser attendrir par ce type-là, j’espère.
— Oh ! vous pensez ! » fit Rosella sérieuse et sa lèvre supérieure se retroussa maligne et capricieuse.
En même temps elle tira lentement vers elle le levier.
Quelque chose se produisit immédiatement dans le bureau de l’ingénieur Tiraboschi. Comme lorsqu’on ouvre le robinet d’eau de sa baignoire où se trouve un cafard, et tandis que l’eau monte, éperdue, la bestiole cherche frénétiquement à grimper çà et là sur la paroi lisse de porcelaine toujours plus raide et impossible. Le rythme qui se précipite, l’angoisse, l’orgasme, la palpitation des gestes et des pensées.
Il était en train de téléphoner : Non disait-il quoi que vous fassiez, vous n’y réussirez jamais il pourrait demander à mon ami ou bien Sutter, la secrétaire entra l’autre téléphone sonna et la trésorerie excusez-moi merci dit-il ensuite cher monsieur certes la bonne volonté la secrétaire monsieur Compton le téléphone l’avarie au troisième secteur la communication de Stuttgart la commission intérieure. Toutefois il souriait encore droit et jeune, fichtre quelle force !
Réunies autour de l’écran, les femmes suivaient la belle opération. Comme elle s’y entendait, Rosella ! Quelle délicatesse dans le supplice ! Quelle délicieuse poupée…
Sur l’écran, maintenant, l’action se précipitait : dans la trame du travail quotidien de Stephen Tiraboshi, la tourbe infecte des enquiquineurs se glissait comme autant de punaises ou de tiques. Au téléphone, à la porte, dans le couloir, à la sortie, dans la rue, leurs nez pointus et durs s’insinuaient, pénétrant dans les interstices du temps, après quoi, ils dilataient leur inexorable puissance, ils étaient les recommandés, les inventeurs, les amis des amis, les bienfaiteurs, les public relations, les représentants d’encyclopédies, les ennuyeux sympathiques, les ennuyeux antipathiques, ils avaient des visages cordiaux, épanouis, des yeux comme des ventouses, ils exhalaient une odeur particulière.
« Magnifique, dit la dame, regardez donc son genou. »
Sous l’impulsion cruelle des choses, Stephen en effet ne souriait plus comme auparavant et son genou droit commençait à avoir un tic nerveux, tambourinant sur la paroi interne de son bureau métallique qui résonnait en faisant doum, doum, doum…
« Allez, Rosella, accélère, accélère, supplia la petite avec les tresses, donne encore un petit coup. »
Rosella retroussa curieusement les lèvres, fixa le cran d’arrêt en bloquant le levier et se hâta vers le téléphone. À peine eut-elle fait le numéro qu’on vit Stephen, en bas, répondre immédiatement.
« Alors ? Tu ne te décides pas à venir ? Il y a une heure que je t’attends et que je suis prête, lui jeta froidement Rosella.
— Comment ça, venir ?
— Mais c’est vendredi, mon chéri, tu m’avais promis non ? Nous avions décidé de nous rencontrer à cinq heures, non ? Tu m’avais dit qu’à cinq heures pile, tu viendrais me chercher. »
Il ne souriait absolument plus du tout.
« Mais non, ma chérie, c’est une erreur, c’est impossible, je croule sous le travail aujourd’hui.
— Bouououou, pleurnicha la petite… C’est toujours comme ça quand j’ai envie de quelque chose, toi… Il n’est pas permis d’agir comme tu le fais, voilà… Écoute : si dans une heure tu n’es pas venu me prendre ici, je te jure que…
— Rosella !
— Je te jure que tu ne me reverras jamais plus », et elle raccrocha.
L’homme, sur l’écran, haletait, il n’était plus jeune, il ne se tenait plus droit, au contraire il vacillait sous le mitraillage progressif : la secrétaire, l’appel de Livourne, le rendez-vous avec le professeur Fox le petit speech au Rotary le cadeau pour l’anniversaire de sa fille le rapport au Congrès de Rotterdam la secrétaire, le téléphone, le lancement publicitaire du Tampomatic la secrétaire le téléphone, le téléphone et il ne peut pas refuser il ne peut pas se dérober il doit courir galoper se concentrer faire des acrobaties pour être à l’heure sinon cette chipie, cette petite fleur, cette garce le plaque c’est sûr et certain.
Le genou de l’ingénieur Tiraboschi cogne régulièrement contre l’intérieur de son bureau qui résonne gravement.
« C’est cuit, c’est cuit, gémit de plaisir la petite diablesse rousse. Allez Rosella, encore un petit coup ! »
Serrant les dents dans l’intensité de sa perfidie, Rosella saisit le levier des deux mains et le tira vers elle de toutes ses forces comme si elle voulait le casser.
C’était l’ultime accélération, le tourbillon, la cataracte du dernier jour. L’ingénieur n’était plus Stephen, c’était un pantin fou qui se démenait, vociférait, râlait, sautait çà et là avec des gestes désarticulés, Rosella était violette de l’effort qu’elle faisait pour tirer le levier.
« Et l’infarctus, c’est pour quand ? demanda la dame avec presque un ton de reproche. Il a une résistance invraisemblable cet homme-là.
— Oh ! ça va venir, ça va venir », cria la rouquine.
Un dernier effort musculaire de la douce Rosella se répercuta dans Stephen par une explosion épileptique. À un certain moment, comme il allait empoigner encore une fois le téléphone, il bondit en l’air comme un polichinelle, faisant un saut d’au moins deux mètres, et sa tête ballotait à droite et à gauche comme un petit drapeau de papier agité par le vent.
Il tomba lourdement sur le plancher, sur le dos, raide.
« Je dirai que c’est un petit travail fait dans les règles de l’art », approuva la patronne.
Puis, comme si elle pensait soudain à autre chose, elle me dévisagea droit dans les yeux.
« Et celui-ci ? dit-elle. Si on essayait un peu avec lui ?
— Oh ! voui, voui !… jubilait la rouquine.
— Noooon, je vous en supplie, dis-je, je suis ici pour travailler. »
La terrible me dévisagea intensément. Et puis :
« Allez, va donc faire ton petit tour d’inspection. Je saurai bien où te pêcher quand le moment sera venu… Cela ne te fera pas de mal de trotter un peu. »